Distinction communautaire

En d’autres termes, l’utopie carnavalesque de gommer toute différence quelle qu’elle soit s’applique en premier lieu et indéfectiblement à une structure nationale française particulièrement unifiée par des siècles de vie politique commune dans un même état et a fortiori coulée dans une longue tradition linguistique, républicaine et laïque. La distinction nationale de groupes identitaires dotés de spécificités certaines s’objective par une identification de classes sociales et non d’ethnies ou de groupes communautaires.

Au XIVe siècle, par exemple, et jusque dans la première moitié du siècle dernier, l’idéologie politique dominante en France métropolitaine avait mis l’accent sur une identification communautaire exacerbée par les classes sociales et marquée de façon paroxystique par une lutte des classes. Les cultures paysanne, ouvrière, bourgeoise, aristocrate, qui correspondent aux principales formations sociales de la métropole, inscrites dans la conscience collective française depuis au moins la Révolution Française, sinon depuis la révolution industrielle, préfigurent en partie, encore aujourd’hui, toute forme de distinction de groupe, et ce même si la période contemporaine tend à y inscrire des catégories intermédiaires, tels les classes dites moyennes ou les cadres. Les catégories socioprofessionnelles établies et légitimées par l’institution étatique de l’INSEE attestent de cette répartition et distinction sociale singulièrement française.

C’est dire que les traits particuliers qui permettent de distinguer des structures communautaires en métropole sont d’ordre essentiellement sociologique et économique et non pas d’ordre ethnique. A l’inverse, les traits caractéristiques qui donnent à chaque ethnie sa structure propre sont beaucoup plus diversifiés. La démographie, l’histoire, l’environnement géographique, l’habitat, l’organisation politique, mais surtout les conditions d’immigration, la culture linguistique et la religion sont en effet des critères de distinction ethnique fermement établis.

La distinction communautaire d’ordre socio-économique n’est manifestement pas tangible en Guyane et à la Réunion. Confronté à la notion subjective d’ethnicité, depuis leur formation étatique ou depuis leur politogénèse, les territoires ou départements d’outre mer incluent plus aisément une distinction ethnique qu’une seule et dominante différenciation d’ordre socio-économique à leur mode de vision identitaire.

Ainsi si l’on tente de gommer les distinctions identitaires d’ordre social dans le carnaval, se mettent alors logiquement en exergue les différences ethniques, évidentes à Cayenne et à Saint-Gilles, sous-jacente en métropole, non par des diversités notoirement linguistiques, ou ethnolinguistiques, ni par d’autres traits caractéristiques, mais plutôt par l’apparence et plus précisément par la tenue vestimentaire, par le déguisement carnavalesque et la façon de le mettre en scène.

Se pose alors la question de savoir si cette distinction identitaire d’apparat relève d’une revendication volontaire et fière ou plutôt d’une stigmatisation contrainte et indirecte. Est-ce que les particularismes qui, dans le quotidien, ne sont pas visibles ou auraient disparu de la communauté immigrée, s’exacerbent ou se ravivent dans le carnaval ou est-ce que les communautés d’origine allogène présentent dans le carnaval des particularités culturelles qui se sont maintenues dans le quotidien ?

On peut supposer que les groupes ethniques se distinguent sans doute mieux dans le carnaval que dans la réalité du quotidien. Ainsi une politique assimilationniste provoquerait manifestement une défense volontairement identitaire de la part des groupes culturellement minoritaires. Le folklore vestimentaire ou scénique serait alors une arme de défense prisée que le carnaval offrirait. En milieu multiethnique marqué par un cosmopolitisme, comme à la Réunion et en Guyane, le carnaval soulignerait a contrario davantage les divers flux ou courants migratoires, stigmatisant les dernières migrations tout en assimilant par ailleurs, dans la communauté globale, les autres migrations arrivées plus récemment dans l’histoire locale. Ce qui expliquerait, en partie, la présence fortement marquée et remarquée des communautés brésiliennes et surinamienne ainsi que leur stigmatisation flagrante dans le carnaval de Cayenne tout comme que le folkle portugais à Chalon, tout comme la présence distinguée et exaltée des malgaches, tamouls et chinois à Saint-Gilles.

Les communautés créoles ou métropolitaines ou les migrations déjà anciennes, que ce soit à la Réunion ou en Guyane, s’effaceraient donc en terme politique, au détriment des migrations plus récentes. Les communautés locales ou autochtones se légitimeraient officiellement comme partie intégrante de la communauté globale grâce, en partie, à la scène du carnaval en stigmatisant comme telles les communautés migrantes et en arborant les différences culturelles allogènes et hétérogènes.

À l’inverse nous pourrions avancer que le carnaval participe à la structuration culturelle objective de la localité urbaine, et, de fait, à un processus d’identification ethnique à travers soit un effacement des visibilités des groupes ethnique, soit à leur exaltation. La règle d’identification restant d’ordre temporel.

Il est en somme une réalité, celle que les groupes communautaires, et par extension les différents courant migratoires, se distinguent mieux dans le carnaval que dans le quotidien qui, paradoxalement au discours recueillis sur les terrains, prend plus aisément le moule politique de l’assimilation. Les spécificités culturelles prennent en effet leur accent sur le devant de la scène urbaine et les déguisements permettent de revendiquer une appartenance à ces particularités.