Symboles tégumentaires

Nous pouvons ainsi davantage comprendre le sens et le symbole, ainsi que la mode de nombreux déguisements carnavalesques. Les Homme Sauvages, personnifications vivantes des esprits végétaux ou de la Nature, costumes confectionnés de matières végétales, rappellent la distinction humaine entre le temps moderne et des temps révolus, mystérieuse et hostiles envers l’homme, mais soulignent aussi la frontière entre civilisation urbaine et paysannerie.

Dès les XV et XVIe siècles, les récits illustrés plus ou moins merveilleux des voyageurs mirent à la mode les déguisements reprenant des tenues des populations d’Afrique et d’Amérique à peine découvertes et ce non seulement lors des carnavals mais aussi lors de « ballets sauvages » organisés par la cour de France. En 1453, les Turcs prennent Constantinople et de somptueux costumes à la turque apparaissent en défilant dans les rues, d’un air arrogant, devenaient rapidement à la mode non seulement à Venise, mais dans toute l’Europe chrétienne.

On ne peut nier ici l’influence idéologique médiatique. Le carnaval offre cet espace collectif de parole non verbale et symbolique par le seul fait de l’apparence qui permet le commentaire politique de l’actualité sur la place publique.

En 2002, en Guyane, pour la première fois apparaissaient, de manière spontanée et générale, à Cayenne, Kourou ou Saint-Laurent-du-Maroni des costumes évoquant le terroriste international désigné Ben Laden, en écho à une actualité mondiale marquante.

Chaque période temporelle est marquée par une actualité tant locale que mondiale qui, métaphoriquement, s’inscrit sous forme de communication métonymique dans la fête carnavalesque. Notons que les déguisements, comme les rites d’ailleurs, sont transposables d’un carnaval à l’autre et expliqueraient, par ce fait, la généralisation d’un ou plusieurs types de costumes carnavalesques à travers le temps et l’espace rituel.

Ainsi chaque déguisement signifie autre chose selon l’époque et le lieu, les symboles peuvent alors présenter une contradiction. Ce sont les signes allégoriques de cette actualité qui sont choisis et utilisés pour signifier un message politique.

Le sens est donc fréquemment événementiel, mais le déguisement inspiré de l’actualité signifie en quelque sorte une idéologie qui se noie dans la surmédiatisation événementielle. Les chars carnavalesques de Chalon, éléments spectaculaires des carnavals modernes, foisonnent d’allusions à des événements locaux, nationaux ou internationaux survenus dans le cours de l’année. En 1996, un char primé au concours carnavalesque illustrait avec faste et dérision les évènements dramatiques de la Vache folle. Précisons pour information que la conception-réalisation des chars carnavalesques de Chalon s’effectue en partie dans le hangar chalonnais ad hoc et que pour le reste, les chars sont achetés aux carnavaliers de Nice puis revendus en fin de rituel à d’autres villes, notamment et dans premier temps à celle d’Evian. Les événements retenus pour la confection des chars allégoriques peuvent ainsi être aussi bien circonscrits dans la ville, que non localisés dans l’espace. Les critiques sociales et politiques sont ainsi librement exprimées mais aussi échangeables et interchangeables rendant le discours politique national et non plus seulement local. Il est à noter également qu’un char allégorique est souvent accompagné de son groupe qui reprend donc la thématique comme base de costume et de mise en scène déambulatoire. Les chants, les danses et les discours écrits, pour Chalon, s’inspirent en effet du ton politique du char.

Ce qui peut permettre d’avancer que plus un évènement est médiatisé, plus il a de chances d’être symbolisé par les carnavaliers, et plus il est représenté par les carnavaliers, avec l’entremise des lois d’échange économique, plus il est instrumentalisé et vu comme vecteur critique et politique par un grand nombre. Cependant le panel des figures événementielles allégoriques mis en scène dans les carnavals reste donc restreint puisque ce sont, temporellement en premier lieu, les carnavaliers de Nice qui « lancent » les thématiques les plus visibles en terme de taille, les chars allégoriques offrant, par leur support, une surface et une dimension extra-humaine, et celles qui traverseront la France carnavalesque métropolitaine.

Les déguisements quant à eux, individuels ou collectifs, sans accompagnement de chars, n’auront qu’un impact populaire moindre mais conserveront davantage, en raison d’une échelle humaine, un discours politique local. C’est par cet intermédiaire, par ailleurs, que s’identifie non seulement un groupe mais tout autant l’image d’une ville. Le char, pour les villes qui utilisent cet intermédiaire discursif, comme Chalon, Saint Gilles, et dans une moindre mesure Cayenne, proposent une interprétation politique de l’actualité plutôt nationale, et les déguisements seuls, non seulement évoquent politiquement une actualité locale, mais s’enracinent dans une iconographie singulièrement culturelle à laquelle s’attache publiquement une ville.

On pourrait penser ainsi que plus un carnaval possède et exhibe des chars dont l’allégorie reflète l’actualité moins il est fermé sur lui-même et sur sa propre actualité et que, par extension, moins sa culture singulière est hermétique.

En d’autres termes, plus l’actualité nationale, voire internationale, devient un vecteur et un support allégorique carnavalesque moins les règles implicites régissant la fête sont strictes.

À Cayenne néanmoins, les chars allégoriques ne reflètent pas systématiquement un événement ou fait médiatique mais servent surtout, comme au Brésil par exemple, de support technique pour transporter un groupe musical ou élargir la surface visible d’un groupe carnavalesque.

Les visions de l’actualité et d’une culture locale identifiante et signifiante pour la population s’articulent alors par le truchement tégumentaire de la mise en scène carnavalesque. Ainsi le carnaval participe, indirectement, à transposer un événement médiatique en acte et interprétation politique par le biais de l’esthétisme significativement carnavalesque en le poussant sur le devant de la scène. C’est dire que le carnaval offre au peuple un espace qui autorise le discours politique, du moins une interprétation idéologique de l’actualité. Dans sa forme exclusive, il est un moyen local et un outil de médiatisation sélective et subjective de l’actualité.

Le carnaval est ainsi un vaste théâtre politique de l’actualité.