Les thématiques les plus répandues de déguisement ont en synthèse deux orientations : soit elles sont puisées dans l’événementiel ou dans l’actualité locale, nationale ou internationale, politique ou non, soit elles sont issues et tirées des profondeurs des éléments identifiants et singuliers de la culture locale.
Cependant existe une thématique alternative, ni véritablement politique, ni tout à fait identitaire, que représente la figure allégorique du « monstre », forme autant actuelle qu’historique ; celle qui ne peut exister dans la réalité mais seulement dans l’ordre de l'invention.
Être composite que son créateur n’a pu tangiblement rencontrer, il est créé par un imaginaire humain à partir d’une synthèse, d’un amalgame, d’un agglomérat.
Peu importe que son créateur ou le porteur du déguisement l’ait rencontré dans une contrée lointaine fantasmée ou mythique, l’intention est d’instituer un écart par rapport à toute réalité naturelle ou sociale. Le monstre se définit ainsi comme différent par rapport à une perception ordinaire du monde et de ses représentations. Il est pour cette raison un signifiant esthétique non négligeable.
Depuis que l’homme est artiste, il n’a cessé de produire des formes monstrueuses, d’ajouter de nouvelles formes à celles qu’il percevait déjà dans la nature, de perpétrer en quelque sorte la création et d’opposer à l’univers perçu un autre monde, parfois en antithèse du monde physique ; un anti-monde, en somme. Comme le montre, par exemple, André Leroi-Gourhan dans sa Préhistoire de l’art occidental 278 , dès les premières figurations qu’il trace sur les parois de ses grottes, l’homme fait apparaître des formes monstrueuses. L’être cornu de la grotte des Trois-Frères (Ariège), en est un exemple ; l’homme dont la tête est remplacée par une queue de bison, les personnages à tête animale ou sans tête, en sont d’autres.En revanche, récemment dans l’histoire de l’homme, un rejet de l’anormalité et du monstrueux opéra, un véritable ostracisme de ce caractère et chassa toute forme de monstre de la scène publique en les privant bien évidement du droit de cité dans l’univers esthétique global.
L’exclusion eut lieu d’abord dans l’Art religieux. Après le concile de Trente 279 , l’Église refuse en même temps les représentations « ridicules ou superstitieuses », ainsi que certaines nudités et bien sûr les monstres. À ces prohibitions religieuses et dogmatiques s’en juxtaposent d’autres, plus proprement esthétiques. Soucieuses de vraisemblance, la normalité et la rationalité naissante de la condition physique humaine, lisent et interprètent dogmatiquement le monstre comme l’impossible, l’insituable, comme le symbole du chaos et du désordre, tant physique que social.
Éprise d’ordre, la rationalité doctrinaire le considère comme une conception du chaos constituée par le démembrement des êtres organisés, de manière transcendante, par Dieu. La forme monstrueuse conteste en effet le goût de l’harmonie et le respect de la nature, instaurant de fait dans sa perception sociale et humaine l’angoisse et la terreur, le désordre et le dérèglement.
Ces précautions prises face aux monstres dans la société montrent leur caractère redoutable. Ces derniers remettent en cause la raison dogmatique traditionnelle et ses certitudes politiques. Cette perception du monstre n’est pas sans rappeler la figure dialogique et dichotomique du fou que Michel Foucault 280 a identifié en montrant comment la société exclut ses malades mentaux, séparant idéologiquement et radicalement folie et raison, en enfermant les fous, les a-normaux, les monstres.
En carnaval, si les monstres surprennent, la fréquence quasiment obsédante de leur apparition les rend plus familiers. L’apparition d’un être hybride au détour d’une rue, d’un char, ne provoque aujourd’hui plus qu’un ravissement esthétique ou encore un étonnement maîtrisé.
Que penser de la présence systématique des personnages à la démarche lourde dont la tête surdimensionnée cache un petit corps minimaliste et des jambes réduites de moitié des « grosses têtes » chalonnaises ? Que dire aussi de ces hommes-maisons ou de ces hommes-poissons, ou encore de ces hommes-tortues qui occupaient souvent l’espace carnavalesque des défilés cayennais en 2002 ?
En effet, l’habitude atténue l’angoisse, contient l’abjection et limite de ce fait la violence potentielle du désordre. Le nombre fait partie intégrante des défilés carnavalesques comme élément récurant ou comme phénomène esthétique, non pas comme pièce extrinsèque ou exotique. Mais obsession, angoisse et violence sont également atténuées par l’artifice puisque le monstre carnavalesque est constitué par l’illusion matérielle d’un déguisement, par une apparence factice. Il n’est donc pas réel, ni ne cherche à reflèter une certaine réalité. On sait effectivement qu’un être surplombant la foule de quelques encâblures avec des enjambés extraordinaires, cache sous son pantalon une paire d’échasses, que les « grosses têtes » ne sont que du carton-pâte porté par des personnes humaines. La violence du désordre carnavalesque, occasionnée par une présence tératologique, est ainsi rendue « familière » et moins dangereuse pour ainsi dire.
Mais le jeu esthétique, de type combinatoire, avec les éléments disparates qui constituent le monstre est en même temps un jeu qui met en relation cadre et forme.
Il s’agit, dans la création esthétique carnavalesque et dans le port d’un tel déguisement, d’occuper, avec des formes extraordinaires et fantasmées, un espace précis qui est en parfait désaccord avec les normes du quotidien et ses perceptions de la réalité.
En conséquence, certains organes sont atrophiés, surdéveloppés ou déformés, de nouvelles greffes permettent de remplir plus pleinement les surfaces. La notion d’espace est alors singulière.On peut dire que l’être tératologique instruit un espace marginal, désordonné et déréglé par rapport à celui qui dicte sa perception dans le quotidien. L’apparence familière du monstre modifie ainsi inéluctablement la notion d’espace dans le carnaval.Le jeu combinatoire et esthétique du déguisement monstrueux carnavalesque répond également à un souci symbolique.
Le déguisement tératologique communique publiquement autre chose, il nous révèle autre chose : il est allégorie. En général, le monstre signifie le vice, la vie marginale, l’irrégularité. La luxure et l’érotisme en particulier, sont régulièrement figurés par les déguisements carnavalesques mais mis en scène avec des anomalies physiques flagrantes. Le monstre hybride suppose, préalablement à son élaboration, un démembrement des corps d’où sont issus les éléments qui le constituent. Les anatomies sont mises en pièces, morcelées, avant que ne soient réalisées des greffes sauvages et anarchiques.
Détruire pour reconstruire de l’irréel, du fantasmé, de l’idéal ou tout simplement de l’extra-quotidien, tel le sens allégorique des déguisements du carnaval.La fréquence des caricatures des hommes politiques, les ports de masques caricaturaux en latex enchâssant un corps allogène et hétéroclite par exemple très courant à Chalon, illustre cette idée de morcellement symbolique des représentants d’un ordre, afin de pouvoir instituer un autre ordre, davantage conforme à un idéal.
C’est ainsique le monstre se domestique dans le carnaval au profit d’une allégorie. Le monstre se nourrit de fantasmes comme il est lui-même nourrit aussi de fantasme. Source d’excitation, le fantasme est donc producteur d’écart par rapport à une réalité courante. Face à cet écart, le spectateur rencontre un contre-espace, symbole d’une alchimie extra-quotidienne qui attire, fascine, excite et dégoûte à la fois, mais c’est un contre-espace qui a la capacité de projeter sur le devant de la scène un autre monde, source de tous les fantasmes et de toutes les idéalités.
Excitation virtuelle et excitation réelle se confondent à la vue du monstre en se superposant : un autre monde peut s’élaborer dans l’espace alors laissé libre de toute règle préétablie.
Toutefois, notons que ce contre-espace devient sensiblement différent selon que l’on est spectateur ou acteur lors des défilés. Seuls ceux qui ont pratiqué systématiquement les deux postures peuvent en effet saisir cette distance virtuelle ; et les carnavals modernes, ceux en réalité que nous avons pu observer et auxquels nous avons aussi participé, proposent au moins deux défilés dans leur cycle festif, comme à Chalon, voire plusieurs comme à Cayenne, c'est-à-dire chaque dimanche depuis l’Epiphanie jusqu’au Mercredi des Cendres.
Le spectateur perçoit effectivement l’espace carnavalesque selon un temps linéaire alors que l’acteur le saisit de manière plutôt cyclique. Le spectateur, fixe, ne voit passer un élément carnavalesque qu’une seule fois, ou davantage si le monstre ou le groupe circule dans un double sens ou refait un passage, alors que l’acteur met en boucle sa déambulation, sa chorégraphie, sa chanson, ses mimiques, ses gestes, sa mise en scène. C’est une loi physique. Celui qui regarde passer un train ne peut percevoir de la même manière la même chose que celui qui est dans le train. La vitesse, le temps donc, n’est pas identique aux deux personnages. Et ceci n’est pas uniquement vérifiable pour les carnavals-spectacles, ou les carnavals-défilés, comme à Saint-Gilles, Chalon, ou Cayenne qui distinguent spatialement et matériellement acteurs et spectateurs, à Dunkerque aussi, la notion temporelle de linéarité pour un spectateur ou de cyclicité pour un acteur est réelle.
Les haltes pour chanter, pour les chahuts, pour les « chapelles », les chansons reviennent à un rythme régulier, toujours les mêmes et à des lieux et à des temps précis du rituel et déterminés par avance, tandis que les spectateur, même s’il se déplace dans l’espace et suit les carnavaleux, n’assiste qu’à de disparates ou brefs éléments du rituel complet puisqu’il ne peut percevoir l’ensemble du défilé que d’une vision extérieure. Tout comme la notion d’excitation réelle, l’action et la « passivité » impliquent également nécessairement une dissemblance dans la perception du temps. Ainsi le monde carnavalesque, par le biais de l’altérité monstrueuse, institue une vision et une conception spatio-temporelle autre, du moins distincte de celle du quotidien, et différente selon la posture participative adoptée dans le défilé.
À travers le monstre, la tératologie ne se manifeste pas seulement dans les carnavals, on la retrouve dans de nombreuses fêtes populaires, comme par exemple à Tarascon, dans les Bouches-du-Rhône, avec la Tarasque 281 , ou le dragon dans les fêtes de Nouvel An chinois, dans les fêtes urbaines contemporaines. Mais elle se manifeste aussi bien dans des œuvres artistiques universellement reconnues. Le monstre peut être croisé, sculpté sur les chapiteaux des cathédrales, ou imaginé dans des œuvres littéraires, tels celle, du XIVesiècle, de Dante avec La Divine comédie 282 , ou encore dans des œuvres picturales de renom, comme dans les tableaux au XVeet XVIe siècle de Jérôme Bosch, de Pieter Bruegel 283 ou encore, au XIXe siècle, dans celles de Francisco de Goya 284 et de William Blake 285 . Justement, appuyons nous sur l’art plastique et essayons alors d’y voir encore plus clair sur ce signifiant esthétique carnavalesque, avec les œuvres picturales curieusement proches de l’univers surréaliste des carnavals, de celles de Jérôme Bosch.
128. Détail tératologique. Carnaval de Chalon 2005. Source : fonds Patricia Badot.
129. Détail tératologique. grosse-tête dans une boîte carré, carnaval de Chalon 2006. Source : fonds Patricia Badot.
130. Détail tératologique. grosses-têts dans des boîtes carrés et corps difformes, carnaval de Chalon 2006. Source : photo de l’auteur.
131. Insectes imaginaire à taille humaine se mouvant sur des échasses, carnaval de Kourou 2002. Source : photo de l’auteur.
132. Grosses-têtes pourvus d’un long cou, carnaval de Chalon 2006. Source : photo de l’auteur.
133. Groupes de musiciens à tête de dragon, carnaval de Chalon 2005. Source : fonds Patricia Badot.
134. Détail tératologique. La tentation de Saint Antoine, Jérôme Bosch. Panneau central.
135. Détail tératologique. La tentation de Saint Antoine, Jérôme Bosch. Panneau de gauche.
136. Détail tératologique. La tentation de Saint Antoine, Jérôme Bosch. Panneau central.
137. Musicien tératologique, carnaval de Chalon 2006. Source : photo de l’auteur.
André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Paris, Mazenod, 1978.
Concile convoqué par le Pape Paul III de 1545 à 1549, de 1551 à 1552 et de 1562 à 1563.
Michel Foucault, Folie et déraison, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris Plon, 1961.
Louis Dumont, La Tarasque, essai de description d’un fait local d’un point de vue ethnographique, Paris, Gallimard, 1987.
Dante Alighieri, La Divine comédie, Paris, Union latine d’édition, ed.1938.
La Chute des anges rebelles, 1562
Saturne dévorant un de ses enfants 1820-1823 ; Le sabbat des sorcières 1798.
Red Dragon’s 1903-1905 ; The Great Red Dragon and the Woman clothed with the sun.