2 – Jérôme Bosch

Comme nous l’avions évoqué dans la première partie descriptive, la perception liminaire d’un défilé carnavalesque, marqué d’extravagance et de fantasmagorie, inspire une inquiétude mêlée d’étrangeté et d’humour, crainte légitime face à l’inconnu ou à la perte totale de références et de codes.

Toutefois cette inquiétude n’est pas sans rappeler un certain esthétisme pictural : le Surréalisme. Ce courant artistique modelé par une irrationalité concrète et représentée ainsi que par une révolte contre les traditions et le conformisme. Monde d’hallucination fantastique ou poésie d’Eluard, l’univers carnavalesque, dans sa création, convoque de la même manière une part importante des rêves dans un monde onirique où l’imagination, que ce soit celle des carnavaliers, des groupes ou des individuels, s’avère extrêmement prolixe. Les formes qui bougent et dansent, chantent et rient parfois, sur la scène des défilés carnavalesques, paraissent en ce sens libérées du contrôle de la raison, individuelle et sociale, libres de toute convenance établie par la collectivité. Elles manifestent en effet une autre réalité, méconnue et curieuse, fascinante et dangereuse parce qu’extraordinaire. Mais l’extraordinaire carnavalesque synthétise à la fois le fantastique physique, celui de l’apparence et celui du social, c’est-à-dire des cadres de référence et de convenances qui structurent étroitement la vie et la vision de la société.

Le mouvement surréaliste fut lancé par André Breton mais aucun monde artistique pictural du XXe s. si imaginatif ou hallucinatoire soit-il – que ce soit celui d’Alberto Giacometti, de Max Ernst, de Pablo Picasso ou même de Salvator Dali – ne coïncide plus précisément et clairement avec l’univers singulièrement carnavalesque que celui créé cinq siècles plus tôt à Bois le Duc, au sud du Brabant, par Hieronimus Van Acken, plus connu sous le nom de Jérôme Bosch (1453-1516), à la charnière des XVe et XVIe siècles. La juxtaposition des deux univers fantastiques et irréels – ceux du carnaval et ceux de Bosch – révèle en effet de nombreux points communs fondamentaux. Mais c’est en les examinant par le biais d’une superposition de l’un sur l’autre qu’un éclaircissement heuristique du phénomène festif s’est dévoilé. C’est en saisissant formellement le concept d’enfer quotidien de Bosch que la notion carnavalesque paradigmatique subversive d’une critique de la société se révélait n’être en réalité qu’une légitimation profonde de l’ordre établi, au terme d’un cheminement que nous allons retracer ici.

Nous utiliserons donc les œuvres picturales de Jérôme Bosch comme révélateur photographique et comme outil heuristique pour saisir, à partir et au-delà du sensible, cet univers carnavalesque proprement surréaliste. Quoi de mieux en effet qu’une œuvre surréaliste fixe pour en analyser une autre en mouvement tout aussi imperméable à la logique rationnelle?

Toutefois, avant de se lancer dans l’analyse proprement dite et de se plonger dans un monde fantasmagorique, irréel et irraisonnable afin de mieux révéler l’autre, il convient nécessairement de présenter ce maître médiéval du pré-surréalisme et son environnement pictural.