Un mystère surréaliste

Parfois, il n’est pas rare aussi de croiser, en carnaval et plus fréquemment aux carnavals de Chalon et de Cayenne, au détour d’un char, d’une rue, d’un groupe de personnes déguisées de manière relativement homogène, un être composite surgi d’une hallucination.

Tel cet individu, mi-homme, mi-femme, monté sur des jambes surdimensionnées, doté d’une queue de plume, pourvu d’un masque de fourrure et dont le corps dénudé est peint de couleurs criardes ; telles ces deux têtes sans corps apparent, grimées l’une avec un bec d’oiseau l’autre avec une truffe de chien et chantant à tue-tête, sortant d’un drap qui recouvre une structure roulante poussée par un homme tronc dont la tête soigneusement dissimulée par un immense chapeau-masque.

Telles ces immenses Grosses têtes en carton-pâte qui, malgré leurs airs joviaux, effrayent les petits enfants mais ravissent les plus grands qui leur emplissent la bouche de confettis. Grosses têtes, ou Gros tèt, que l’on retrouve d’ailleurs en carton, porté par des Guyanais à Cayenne, carnaval sud-américain qui n’est pas en reste dans la rêverie délirante tant les descriptions surréalistes abondent. Il est un personnage récurrent par exemple, présent le Mardi Gras, qui évoque le diable rouge et qui a la particularité d’avoir une énorme et affreuse tête rouge perchée à au moins un mètre du corps du portant, parsemée de dents pointues et soulignée par deux cornes. Tel aussi cet être hybride portant sur le dos un gigantesque insecte doré dont les antennes culminent à plus de deux mètres. Et que dire des dragons chinois traditionnels portés par plusieurs membres de la communauté chinoise qui ondule de toute sa longueur aux rythmes de la musique ?

Les limites de l’imagination carnavalesque sont en somme sans cesse repoussées jusqu’à surprendre l’entendement des formes et aspects corporels humains. Fous, délirants, êtres diaboliques, extraordinaires ou vue troublée, perturbée : le réel semble s’offrir à la rêverie étrange et le surréalisme exacerbé envahir l’espace carnavalesque.

Apparaissant comme occulte et inaccessible, l’œuvre et la personne de Bosch n’ont cessé de fasciner non seulement les Historiens de l’art mais l’ensemble de ses contemporains.

Hérétique, Cathare, toxicomane, révolutionnaire, le caractère, aujourd’hui encore énigmatique de sa peinture a donné lieu à des théories souvent extrêmes qui proviennent d’une incompréhension fondamentale de la société et des conceptions dans lesquelles s’enracinent la vie et l’œuvre de l’artiste.

On doit pourtant le considérer simplement comme un produit de son environnement socioculturel et de son temps 287 .

En ces temps de Réforme religieuse, de révoltes violentes, de tentatives de transformation de la société, le péril est incarné par le péché et l’omniprésence du mal dans le monde sensible. C’est pourquoi Bosch systématise les représentations du mal et donne ainsi forme au néant ou au non être : l’air est fréquemment sillonné de démons ; la terre est symbolisée par une estrade pour des cortèges de monstres ; l’eau signifie la liaison avec le monde souterrain chtonien qui grouille d’êtres inquiétants ; et le feu, élément récurrent, est le symbole du mal appartenant aux Enfers et la Fin possible voire assurée de l’homme pêcheur.

Avec Bosch, les êtres mystérieux ne sont pas relégués à une place qui serait décorative ou secondaire. Ils remplissent la quasi-totalité des espaces disponibles, ils assument au contraire un rôle essentiel, en l’occurrence de proposer des images angoissantes d’un désarroi sans nom, illustrant un conflit total et permanent, dogmatique et religieux, celui de la société dans laquelle le peintre vivait. Ainsi non seulement la contextualisation du phénomène permet la compréhension de la manifestation festive a priori curieuse, mais la compréhension du rôle des éléments individuels autorise en retour un discernement du contexte. On se retrouve dans une perspective fonctionnaliste puisque chaque élément joue un rôle dans l’ensemble mais c’est en saisissant l’ensemble que la fonction même des éléments atomiques s’éclaire.

Le carnaval n’est pourtant pas à proprement parler une peinture des enfers modernes terrestres infestée de monstres démoniaques au sens boschien du terme mais n’en demeure pas moins un phénomène surréaliste parsemé ostensiblement de fantasmagories et d’étrangetés indéfinies collant étroitement et parfaitement à son contexte socioculturel. C’est à ce titre qu’une comparaison peut se réaliser à des fins heuristiques et se révéler a posteriorifructueuse pour notre problématique.

Si le carnaval ne se résume pas en une procession de monstres qui envahissent la dimension sacrée, il est néanmoins baigné d’une atmosphère singulière dans laquelle les sujets s’écartent très fréquemment des normes sociales et physiques en vigueur et de l’entendement cartésien. Ce sont des éléments qui viennent immanquablement exercer un effet inquiétant, du moins troublant, sur les spectateurs.

Le carnaval approuve ainsi un défilés de bizarreries tant rationnelles que sociales et culturelles qui seules représentent les éléments perceptibles et notoires de la manifestation festive cyclique. Les agencer dans leur contexte génétique, social et culturel, autorise alors la préhension objective, à défaut de compréhension, du phénomène festif. C’est-à-dire que les conventions qui régissent le carnaval peuvent être appréhendées en saisissant clairement les règles socioculturelles qui gouvernent le quotidien puisque ces dernières sont à la genèse des premières, même si elles demeurent dialectiquement en opposition.

Mais alors quels rôles jouent ces éléments perturbant les conventions socioculturelles et l’entendement établis dans et par le quotidien ? Et quelle importance révèle le quotidien pour l’entendement de ces figures déambulantes dans un espace qui paraît légitimement chaotique ?

Notes
287.

Au début du XXe s. des psychanalystes se penchèrent sur les étranges détails picturaux du peintre médiéval et diagnostiquèrent une névrose obsessionnelle.