Les œuvres de Bosch ne sont pas seulement inspirées d’images allégoriques, mais sont inspirées par l’histoire ainsi que par les mythes populaires. La vision picturale du peintre n’est pas sans rappeler une consécration de l’Âge d’or, période anhistorique où l’humanité vivait dans une nature paradisiaque, sans tabou et en toute liberté, jouissait sans souci ni honte de l’amour et des plaisirs des sens.
Dans l’imaginaire du Moyen Âge, les fantasmes concernaient les origines de l’Âge d’or, le Graal 289 , c’est-à-dire la sexualité et le paradis, la liberté et le plaisir.
Dans l’institution carnavalesque, on découvre la même évocation d’un modèle, la même consécration d’un temps, idéalisé et imaginé, mythifié et désocialisé et qui demeure aux fondements de l’identité de la ville 290 .
C’est ce modèle qui surtout fournit toutes les spécificités singulières et légitimement distinctes des autres carnavals. C’est ce même modèle consacré par un Âge d’or qu’évoque très fréquemment comme l’origine d’une pratique, sans retenue et avec nostalgie, le Président de la Confrérie Gôniotique de Chalon, institution gardienne du Temple carnavalesque chalonnais : « Moi je me rappelle quand on se déguisait tous en gôniot sur l’actualité sur les affaires, c’est plus comme ça maintenant, il y en a plus trop des groupes comme ça, y a les enfants qui se déguisent en nounours ou en abeille, mais c’est plus comme avant ».
C’est cette période qui nourrit encore l’imagination populaire en fournissant l’essentiel des modèles thématiques des déguisements, des chars, des chants ainsi que de l’esprit carnavalesque spécifiquement chalonnais, du moins c’est ce qui est constamment rappelé aux différents groupes carnavalesques présents lors des réunions : « Moi je voudrais qu’on revienne un peu vers ça, l’esprit gôniotique et tout ça, alors on leur dit aux réunions mais les écoles elles ne viennent pas aux réunions ». L’esprit gôniotique chalonnais est, comme on l’a vu dans la partie historique, cet esprit fondateur – et donc mythique – qui règne sur les pratiques carnavalesques. C’est aussi celui-ci qui tente d’écarter toute pratique, vestimentaire, déambulatoire ou discursive – puisque demeure bien là la spécificité avancée officiellement par l’instance organisatrice – qui ne se réfère pas à un temps, une époque mythique. Par ce biais sont ainsi jugés comme éléments extrinsèques à l’esprit carnavalesque chalonnais les défilés de groupes d’enfants qui sont par ailleurs exclus du concours gôniotique.
La distinction est consommée lorsque le Carnaval des enfants occupe une place calendaire en marge de celui dominical des adultes. Le mercredi leur est officiellement réservé.
C’est cet Âge d’or aussi qu’imaginent les organisateurs du carnaval de Saint Gilles à La Réunion pour construire la fête cyclique 291 . Néanmoins, ici le Graal n’est pas situé dans le temps mais dans l’espace. Aucune indication à un temps passé ou révolu n’est alléguée dans les discours enregistrés des membres fondateurs, mais en revanche chacun use de références remarquables carnavalesques spatiales.
Les personnes que nous avons rencontrées exploitaient sans réserve leurs heureuses expériences carnavalesques extra réunionnaises comme source ou comme certificats de pratique festive capable d’assembler des populations disparates dans une même structure culturelle. « Montrer la vraie Réunion » entendra-t-on à plusieurs reprises. Si le carnaval de Rio, par exemple et pour ne citer que le plus médiatisé, peut rassembler autant de groupes sociaux et culturels différents en donnant si aisément l’aspect extérieur d’une unité, pourquoi ne pas avoir cet outil agrégatif et médiatique pour une île qui porte le nom de « Réunion ».
C’est en substance la démarche avancée par les membres fondateurs du carnaval de Saint Gilles. Chacun de leur voyages, plus ou moins longs, étaient autant de références merveilleuses légitimant la pratique – et la création – d’une telle fête à La Réunion. Le Brésil, l’Amérique du Sud en général, les îles caribéennes, terres de carnavals s’il en est, furent les lieux les plus enchanteurs et les plus fréquemment cités lors de nos entretiens îliens.
L’Âge d’or à Dunkerque est à l’inverse précisément situé dans le temps, puisque c’est de cette période, relativement récente, que découle l’intégralité des pratiques et déguisements actuels.
C’est en effet au XVIIIe siècle que fut instituée la Foye, banquet offert par les armateurs qui réunissaient les pêcheurs avant leur départ en mer au mois d’avril, pour une campagne de pêche à la morue qui coïncidait souvent avec le début du Carême. Les pêcheurs, souvent vêtus des vêtements de leur femme, prime de départ en mer en poche, passaient en bandes d’estaminet en estaminet et de rue en rue. Les klippers rappellent cette période, ces harengs fumés jetés du haut du balcon de l’Hôtel de Ville à la foule hurlante. La « Bande des pêcheurs », formation musicale composée de fifres, de tambours et de cuivres, habillés aujourd’hui de cirés et de marinières de pêcheurs, fut une corporation qui, également, dès le XVIIIe siècle, participait aux banquets des pêcheurs.
Le Tambour major, celui qui conduit la bande à travers la ville et dirige d’une main de maître les musiciens, chahuts et autres chants est revêtu de son costume d’Empire.
Jean Bart 292 – la figure mythique et légendaire d’un âge où la France battait en même temps les plus grandes puissances économiques mondiales – tant chanté avec passion aussi bien dans les carnavals que dans les bals nocturnes, est celui dont se réclame, comme des enfants, chaque carnavaleux dunkerquois.
De même, le parcours des défilés carnavalesques reste quasiment inchangé depuis la Révolution française, tel qu’il fut tracé par les échevins en accord avec les dirigeants des grandes corporations.
L’Âge d’or carnavalesque cayennais reste très présent dans les défilés de rue mais se caractérise spécifiquement par des personnages emblématiques. Tels l’Anglé bannann, le Zombi baré yo, la Coupeuse de cannes, le Neg marron ou encore le Bef volo bef que nous avons décrits en première partie, ces personnages immuables et traditionnels qui évoquent chacun un pan de l’histoire locale, constitutive de la mémoire collective de la ville. Chaque défilé distille son lot de personnages singuliers qui gravitent souvent autour des groupes dont le thème paraît plus moderne. Par exemple, des Balayeuses ouvrent le groupe Scorpion pourtant costumé en maisons guyanaises. Si tous ne sont pas constamment présents, chaque groupe représente au moins une fois dans le cycle des défilés un personnage issu du registre traditionnel qui met en scène la mémoire collective de cet Âge d’or.
Ce sont ces mêmes personnages représentés en miniature qui ornent ostensiblement, comme des trophées ou des emblèmes, le bureau de la présidence de l’instance organisatrice du carnaval.
Ces pratiques « existent depuis des générations » nous précise-t-on régulièrement. Les costumes carnavalesques traditionnels traversant les époques et les générations 293 et ont pris place dès l’insertion des fêtes venues du Portugal et de France dans la culture guyanaise au XVIIIe siècle comme produit inverse des costumes élégants et raffinés des maîtres donnant des festivités dans leur résidence.
Les éléments référentiels sont puisés dans cette lente et tumultueuse évolution multiculturelle qui caractérise autant la société guyanaise que son carnaval. Ils renvoient alors à un Âge d’or – identificateur – qui correspond ici à ce que la population perçoit et incline à donner de sa propre mémoire et en corollaire de son identité collective.
Pas de personnage héroïque mythique dont chacun se réclame l’enfant comme à Dunkerque, pas de période festive magnifiée et idéalisée comme à Chalon, pas de pratiques allogènes bienfaitrices importés comme à Saint Gilles, le Graal guyanais reste proche d’une réalité socio-économique historique, et le carnaval conserve dans sa pratique carnavalesque les conditions de vie des habitants. Le carnaval dispose en somme de ces deux fonctions essentielles : un marqueur identitaire et un système ostentatoire, voire médiatique, de conservation.
Emprunté à une idéalisation et embelli pour des raisons esthétiques, le Graal carnavalesque se situe dans un intermédiaire à la fois temporel et spatial, précisément entre un matériel et un imaginaire, entre une réalité et un idéal.
Pas tout à fait inventé, pas exactement supposé, ni complètement identitaire, ni absolument traditionaliste, l’Âge d’or permet d’ouvrir cette voie, autre, qui légitime localement du moins les pratiques et rituels carnavalesques tout en occasionnant indirectement non une mise en garde mais plutôt une mise à l’écart de tous les groupes ou individus pour qui l’Âge d’or local n’est pas suffisamment signifiant. Le Graal carnavalesque est en somme une réponse d’ordre idéologique à un questionnement identitaire.
Comme dans un triptyque de Bosch, la mise en scène centrale, celle qui est livrée en premier lieu à la vue, ne se saisit et ne se comprend qu’avec ses deux autres volets temporels distincts et concomitants qui ensemble dégagent le sens de la perception.
Dans Le chariot de foin ou Le jardin des délices, triptyques déployés, les volets de gauche renvoient aux temps passés idylliques de la Création, et celui de droite aux temps futurs d’une fin navrante ponctuée d’horreur, l’Enfer.
Les défilés carnavalesques se posent aussi en intermédiaire entre un temps souvent entendu comme une période passé créatrice et un temps futur – ici à l’inverse de Bosch – favorablement attendu, entre un phénomène pleinement mythique et un désir idéalisé de vie en société. Sans en être tout à fait une synthèse, la mise en scène centrale des défilés carnavalesques constituent un instant dialogique et diachronique de la vision sociopolitique des populations qui vivent le carnaval.
L’ensemble des trois volets ainsi que l’ensemble des détails symboliques, pris dans une même totalité, demeurent de fait des éléments essentiels à l’intelligibilité des carnavals qui ne s’offrent alors qu’entendus dans leur globalité. Ils permettent ainsi de cerner une mémoire collective, de comprendre comment les rituels singuliers sont devenus ce qu’ils sont, et d’apercevoir, comme à Saint-Gilles par exemple, l’orientation qui est donnée.
Le Graal – qui n’a rien à voir avec le précieux calice de la littérature arthurienne – symbolisait, dans l’imagination populaire, le paradis terrestre, païen, où triomphait l’amour et la volupté des sens. Il se situait à l’intermédiaire entre l’existence terrestre et un au-delà. Le Graal, dont s’inspire Bosch, fut stigmatisé par l’Eglise comme un faux paradis et comme l’antre du diable et des pêchés. Ce Graal a fourni à Bosch son modèle pictural thématique essentiel.
Cf. Troisième partie : premier chapitre
Rappelons pour mémoire que le carnaval de Saint Gilles, le seul de la Réunion en 1999, est une récente création datant de 1996 par des membres de la communauté métropolitaine de la station balnéaire de l’Ile.
Il fut marin et corsaire anobli, sauveur de Dunkerque et de la France, en ayant défait le blocus anglo- néerlandais, en 1693.
Détaillés et documentés par Auxence Contout, L’histoire du carnaval en Guyane, Cayenne, Ibis rouge Editions, 2000.