Folie

Les personnages carnavalesques et boschiens possèdent également une similitude des attributs qui les caractérisent singulièrement dans un univers surréaliste marqué par la folie.

Le concept de fou est un concept qui est effectivement diffusé autant en carnaval que dans les œuvres picturales de Jérôme Bosch 296 .

Bosch, dans ses tableaux, dessins et gravures, représente cette opposition éthique dialogique mais utilise fréquemment la notion de fou, notion littéraire popularisée par l’œuvre littéraire de Sébastien Brant dans La Nef des Fous 297 .

Cette nef emporte l’Astre roi vers son zénith ou vers sa mort certaine mais périodique, puisqu’il renaît cycliquement.

L’analogie avec le roi carnaval moderne qui renaît systématiquement tous les ans après être passé au zénith, le sommet de sa gloire, puis par le déclin et la mort, est là évidente.

Comme la figure du fou de Bosch ou de Brandt s’inspire de la Bible, du droit canon et de la tradition médiévale et germanique du paysan-fol, des devinettes – ou Rätselspiele , des Contes de menterie, ou Lügengeschichten – ou autres jeux burlesques, le fou carnavalesque moderne est inspiré aussi par un dévot schéma appliqué à un contexte éthique, social et moral, prégnant et déterministe. Le fou est en effet un terme qui ne paraît pas se dissocier de la terminologie carnavalesque et ce depuis la genèse de la fête 298 . Il est donc un personnage omniprésent et multiforme dans le monde des carnavals contemporains puisqu’il revêt autant d’aspects qu’il y a de comportements divergents. Il est en somme membre à part entière de ce monde extra quotidien, comme sujet emblématique.

Chaque personnage carnavalesque, dont la pulsion spontanéeprend la place de la maîtrise de soi et se signale par l’insouciance à l’égard des choses importantes, caricaturant un vice humain, atteint un caractère universel et éternel.

Comme la Nef des fous, qui a également inspiré Didier Erasme dans son Eloge de la folie 299 , le carnaval présente un catalogue des folies du monde, répertoire quasi exhaustif des erreurs et travers où se fourvoie moralement l’homme, mais où, il y il atteint les dimensions d’une vision d’un monde ordonné et moral. Source de vie et de tous les plaisirs, les fous carnavalesques, dérivés du christianisme médiéval, sont en fait les représentants d’un désordre puisqu’à côté de la religieuse qui montre ses jambes velues, de la femme folle de son corps en public, ou du vieillard tombé en enfance, la satire carnavalesque fustige surtout, et sous toutes ses formes, l’attitude déviante qui s’est écartée d’un comportement moral et normé pour s’absorber dans le monde des apparences, le monde des sens, bref un monde sans bornes.

De même le fait de donner la parole aux fous eux-mêmes permet toutes les contradictions et toutes les audaces : la folie peut tout dire, y compris des vérités. Critique des institutions, des hommes politiques, ou des scandales, les fous carnavalesques s’en donnent à cœur joie de pouvoir s’exprimer librement sans aucune retenue ni censure. Et Chalon et ses gôniots cristallisent singulièrement cette facette de la folie carnavalesque

Avec ses désirs débridés, ses gesticulations sauvages, son excitabilité infinie, son excessivité, le fou est donc l’opposé du sage qui incarne la tempérance, la poursuite d’un but, la conscience et la circonspection attentive, mais dont l’attitude, réservée et sereine, est garante d’un ordre établi où l’éthique politique du monde 300 est assurée.

Le défaut du fou n’est pas tant sa folie, en d’autres termes son péché, mais son obstination à ne pas vouloir se reconnaître fou, apparaissant autrement dit comme source de désordre.

La raison devient ainsi le seul critère de moralité. Le fou, guidé par ses passions, est donc le produit négatif du comportement préconisé et acceptable dans le quotidien.

Métaphorisant l’anarchie, l’entropie, la dérive et l’errance ou encore le chaos social, la nef des fous carnavalesque n’a donc pas de destination et reste sans voie lorsque la fête se termine et que le quotidien reprend son cours.

Notes
296.

L’Excision de la pierre de Folie, La Nef des Fous, dont le titre reste bien évidement allusif et inspiré, Les Sept pêchés capitaux, Chanteurs dans un œuf ou encore le dessin La Forêt a des oreilles, le champs a des yeux ».

297.

Sébastien Brant, La nef des fous, Ed. Corti, 1997.

298.

Cf., par exemple, Didier Erasme, l’Éloge de la folie, Paris, Flammarion, 1999

299.

Conçue en 1509 et rédigée en latin la même année par Érasme (1467 env.-1536), dédiée en 1510 au juriste anglais Thomas More (futur auteur de l’Utopie, 1516), imprimée pour la première fois à Paris en 1511 sous le titre Encomium Moriae, l’Éloge de la folie fut également une œuvre majeure européenne de la Renaissance. Monologue et sermon parodique, l’œuvre est caractéristique du genre de l’éloge paradoxal carnavalesque, proche de celles de Rabelais et de Brandt. Il s’agit pour Érasme d’exprimer, de manière ludique, une critique de la société civile et religieuse.

300.

Cette dualité incarnée par des personnages antinomiques est incontestable dans La Tentation de Saint Antoine.