Ordre établi

Le carnaval apparaît alors comme héritier de cette longue tradition cyclique de comportement débridé. Il puise en effet ses comportements, ses attitudes, ses jeux, et ainsi ses racines, dans cette satire sociale représentée autant par Sébastien Brant et Didier Erasme en littérature que par Jérôme Bosch en arts plastiques.

Bien sûr, la religion n’est plus aussi prégnante qu’au XVe siècle, mais l’idée d’un ordre sociopolitique, garant d’une unité humaine, s’oppose toujours à la notion de chaos mise en scène par les collèges de fous dans le carnaval moderne. Le fou, incarnant dans une pantomime comportementale le chaos, se rend dans ce sens coupable d’un comportement socialement indésirable et est donc logiquement banni – rituellement – par la communauté toute entière, en fin de cycle.

L’univers carnavalesque du chaos reste paradoxalement proche de l’iconographie prosélyte de Jérôme Bosch, dans la mesure où les comportements, autorisés dans un monde carnavalesque délimité, légitiment leur présence seulement parce qu’ils sont les symboles de l’inverse d’une morale et d’un comportement attendu et propagé par un ordre social préétabli.

Ce serait, semble-t-il, le sens implicite des régicides systématiques en clôture de carnaval. La folie est synonyme d’un mal sociétal, qu’il faut donc bannir de l’enceinte de la société elle-même. Le roi carnaval est, pour cette raison, chargé de tous les maux survenus au cours de l’année. Il est l’incarnation et la figure représentative emblématique de ce mal, d’où son extermination rituelle finale.

Le rôle du carnaval est alors apotropaïque, c’est-à-dire qu’il aide cycliquement à refouler le mal pour la bonne marche du quotidien.

La folie est ainsi une notion parfaitement incompatible avec l’ordre mais c’est aussi pour cette raison qu’elle est mise en scène, et ce uniquement de manière rituelle et surréaliste, une fois par an sur la scène carnavalesque. L’exposition de la folie reste ainsi cyclique, c’est-à-dire délimitée dans le temps, et encadrée strictement dans une enceinte urbaine afin qu’elle n’envahisse pas sans disposition apparente et par l’intrusion de puissances maléfiques menaçantes, comme dans l’ensemble des œuvres de Jérôme Bosch.

Dans le carnaval, la ritualité cyclique associée à l’idée de sur réalité – et donc de non réalité –de la folie entérinent tout d’abord son caractère illogique, puis sa non tangibilité et enfin sa négativité. Non pas démontrer qu’elle n’existe pas mais au contraire que son existence demeure irrationnelle ou parfaitement subjective. La fonction apotropaïque du carnaval reste alors de ce fait, et comme pour Jérôme Bosch, idéologique. La folie participe ainsi, en ce sens, à l’ordre lui-même puisqu’elle en est son produit négatif et ce d’autant plus qu’elle est mise en scène de manière concrète.

Puisque l’ordre est transcendant, mais réel, la folie, son antithèse, doit être immanente mais surréalité. La folie est donc une anti-transcendance subjective de l’ordre établi.

Le carnaval participe alors activement à ce jeu dialogique paradoxal qui consiste à légitimer une idée en exposant son contraire. Comme le sacré et le profane, la folie légitime l’ordre.

L’imagination surréaliste carnavalesque est, en ce cas, une vision durkheimienne à la fois critique et antithétique de la société, c’est-à-dire du spectateur et de sa vision de celle-ci.

L’ordre est effectivement un thème essentiel et présent, aussi bien en carnaval que dans les œuvres boschiennes, mais de manière sous-jacente dans chacun des deux phénomènes. Le carnaval et Jérôme Bosch peignent tous deux un ensemble d’individus dont les comportements expriment explicitement un refus de la conformité au mode de vie établi.

Le Touloulou guyanais en constitue une illustration éloquente. Retenons de ce rituel carnavalesque spécifiquement cayennais que sa première règle est précisément de renverser celle-là même qui, d’usage, codifie dans le quotidien les relations entre hommes et femmes.

Lors du carnaval guyanais qui, rappelons-le, s’étend de l’Epiphanie au Mercredi des Cendres, tous les samedis soirs sont réservés à ce rituel perturbant l’ordre relationnel entre sexes.

Les Mariages burlesques, autre exemple, comme ils sont traditionnellement dénommés le mercredi des Cendres à Cayenne, jouent à caricaturer l’image traditionnelle, somptueuse et fastueuse d’un défilé nuptial, illustrant ce jeu dialogique paradoxal. En d’autres termes, c’est en proposant de manière rituelle au spectateur à la fois la caricature et l’antithèse d’un rituel commun qu’il faut lire un sens moral et éthique du comportement acceptable, et donc celui à adopter pour s’affranchir des incontournables railleries et moqueries en réponse à un acte inconvenant ou excentrique, source potentielle de désordre social.

Le parallèle est facile avec les plaisanteries médiévales carnavalesques, on l’a vu, où il était coutume, les soirs de fête, d’aller chanter des chansons satiriques sous les fenêtres, par exemple du couple dont le mari est trompé.

La plaisanterie carnavalesque possède ici cette fonction morale de maintenir un ordre éthique, en l’occurrence un pouvoir dominateur de l’homme sur sa femme, en l’absence de quoi l’ordre social établi sur cette distinction dogmatique serait mis à mal. L’art de la plaisanterie, si présent dans chacun des carnavals rencontrés, joue alors ce rôle de régulateur éthique d’un ordre institué.

La thématique de l’ordre établi est par conséquent, dans le carnaval, infléchie dans un sens éthique. Selon ce système éthique, l’ordre est le fondement et le garant, à travers le temps, du bon fonctionnement de la société ; par leurs comportements, les fous lui portent atteinte. Élever alors ce système éthique à un niveau métaphysique et transcendant permet d’induire une légitimité évidente de l’ordre. En d’autres termes, élaborer un code de comportements entièrement profane des fous dans le carnaval, centré sur des réalités extra quotidiennes et surréelles, légitime la sacralité d’un quotidien qui lui, demeure réel.

La transcendance politique de l’ordre établi s’objective ainsi dans et par le carnaval puisqu’il est le produit antagonique d’un schème éthique mis en scène.

Le carnaval stigmatise en somme tout comportement asocial en choisissant comme modèle antithétique la figure emblématique et globalisante du fou, dès lors présenté, avec une charge esthétique, comme l’essence même du « marginal ». Le carnaval permet alors de sublimer l’iconographie inverse sans utiliser un ton moralisateur impopulaire.

Comme Bosch a mis à profit la forme picturale du triptyque pour pouvoir prêter à ses créations un caractère de retable, et donc sacré et irréfutable, le mécanisme qui sous-tend le carnaval est le même : la fête carnavalesque expose indirectement un système de valeurs éthiques qui passe pour être incontestablement transcendant. Présenter le profane comme quelque chose de sacré, permet de donner au profane des qualités qui ne sont communément issues que de l’ordre du sacré, c’est-à-dire, par exemple ici, de son irréfutabilité dogmatique.

On saisit mieux ainsi à travers la diversité et la complexité apparente des mises en scène carnavalesques, l’expression idéologique et le modèle politique d’un certain ordre.

En définitive, un regard porté sur les œuvres de Jérôme Bosch nous a permis de considérer le carnaval non seulement comme un ensemble chaotique ni seulement critique de la société mais plutôt comme une légitimation profonde et politique de l’ordre établi.

Photos 138-139
Photos 138-139

138. Autoportrait de Jérôme Bosch âgé, Bibliothèque Municipale d’Arras.

139. Le jardin des Délices, Jérôme Bosch, 1503-1515, (110 x 189 cm), Musée du Prado, Madrid. Source : http://home.actlab.utexas.edu/~litlgirlblue/SoundClass/Bosch.htm ; jardin des delices.

Photos 140-141
Photos 140-141

140. L’extraction de pierre de Folie, Jérôme Bosch, (48 x 35 cm), Musée du Prado, Madrid.

141. Le sept péchés capitaux, Jérôme Bosch, 1475 -1480, Musée du Prado, Madrid.

Photos 142-144
Photos 142-144

142. Le concert dans l’œuf, Jérôme Bosch, (108,5 x 128,5cm), Musée des Beaux-Art de Lille. Source : http://www.french-art.com/livres-revues/revues/artsacmg/ind0901.htm

143. La tentation de Saint Antoine, Jérôme Bosch, 1510, (131,5 x 225cm), Muséu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne.

144. Panneau central du Chariot de foin, Jérôme Bosch, 1500, (100 x 72 cm), Musée du Prado, Madrid. Source : Http://museedesenfants.ecolint.ch/Peintres/Bosch/Posters/Bosch_big/foin_mil.jpg