Reflet de croyances, de visions du monde, d’une culture locale, la danse a néanmoins pour instrument exclusif le corps. Trépignements, déhanchements, balancements, tournoiements, torsions du buste et de la tête entraînés par la frénésie rythmique, le corps devient moyen d’expression esthétique et culturel et pourtant il est outil essentiellement sensoriel dans l’univers carnavalesque.
A l’instar des déguisements traditionnellement carnavalesques qui disposent d’une double nature – incarnation d’une permanence historique et déclaration de modernisme associant le souvenir des pratiques ancestrales dans la mémoire collective et la transformation de l’aspect plastique – la danse, constante de tout carnaval, est à la fois objet et sujet. Objet de la musique et sujet du corps, déterminé par la musique et agissant sur le corps.
Le corps est par ailleurs l’instrument privilégié de l’articulation entre le déterminisme biologique et la diversité des pratiques culturelles, la danse en est l’expression technique.
Les techniques du corps utilisées dans la danse sont ainsi caractérisées par l’existence de schèmes culturels intériorisés par les individus d’un même groupe 302 .
Les mouvements répétés obstinément du corps conjugués avec l’action des rythmes musicaux, créant un automatisme musculaire et de l’excitation nerveuse, tendent souvent à provoquer une sorte d’extase corporelle
Un goût de l’en-dehors, des mouvements extrovertis, de l’élévation et cette aptitude à dégager, à développer harmonieusement les membres, mais aussi le respect de l’alternance des temps rapides et lents, de la marche et des sauts, la danse carnavalesque fait emprunter à l’anatomie le sens de la courbe qui cambre le corps, ploie les genoux, fait onduler les bras, sans oublier ces tours nerveux qui font virer le torse ou le corps entier.
La dissociation, l’éclatement, la juxtaposition de tout ce qui était jusqu’alors si bien uni caractérisent aussi cette danse proprement carnavalesque comme une réponse corporelle à l’explosion festive des règles, tabous et autres morales collectives et sociales.
Souvent collective, comme dans les rondes et les rigaudons 303 dunkerquois, et parfaitement synchronique, comme dans les défilés guyanais, la danse de carnaval se pratique également par couple, notamment dans les bals masqués et dans les bals parés-masquésde Guyane.
Le corps transfiguré par la grâce d’un instant privilégié, des sortes d’ivresses choréiques donnent alors libre cours à l’érotisme. Le rôle de l’autosuggestion corporelle de danses spécifiques, présentes dans les soirées masquées des dancings guyanais et notamment le Piké 304 , suppose une exaltation mutuelle plus ou moins physique qui conduit à la simulation consciente – ou inconsciente – de l’acte sexuel.
Il y a en effet dans toute danse carnavalesque, bien différente selon l'endroit où elle est autodétermination culturelle, un rapport étroit entre le mouvement du corps et le rythme syncopé de la musique, une osmose évidente entre les gestes et les pulsations musicales. Comme si la présence de la musique déclenchait irrésistiblement une réaction du corps ou comme si elle jouait le rôle d'un stimulus culturel.
Collective à Dunkerque, individuelle à Chalon-sur-Saône, folklorique à Saint-Gilles, c’est effectivement à Cayenne – sous l’influence des carnavals caribéens – que l’érotisation de la musique a le plus de répercussions sur le mouvement du corps.
Rapide et syncopée lors des défilés qui autorisent une démarche déhanchée, la danse cayennaise est voluptueuse lors des bals nocturnes dans lesquels les danseuses touloulous, méticuleusement dissimulées des pieds à la tête sans oublier gants et transformation de la voix, semblent ignorer les tabous inhérents aux sociétés occidentales empêtrées dans ce que Michel Foucault appelait « la monarchie du sexe 305 ».
Il ne s’agit pas de braver les interdits qui n'existent manifestement pas, mais d’assumer et de célébrer une fois l'an, et de façon cyclique, la fonction la plus réjouissante du corps.
Évoquer la pertinence du lien entre la danse carnavalesque et le coït, n’est pourtant pas très original. De l’engagement progressif des danseurs qui cherchent quelques points sensibles du partenaire pour les développer ensuite par itérations graduelles, à l’exaltation et l’exultation corporelle qui s’achève par une éloquente effervescence en passant par le mime coïtal par va et vient expressif du bassin : inutile de développer plus encore une évidence, si ce n’est pour rappeler cette douce fatigue physique euphorique trahie par une présence mutuelle de sueurs, ce don du corps à l’autre, c’est l'acte d'amour physique.
Ce type de danse carnavalesque, singulière au demeurant, revêt alors volontiers un caractère sexuel, et s’apparente donc aux rites de fécondité.
Bien plus encore, la musique carnavalesque est catalyseur d’énergie corporelle - et culturelle - et déclencheur d'expression physique - et sociale ; elle fait donc de la danse un symbole culturel tout en affirmant en acte une critique sociale. Henri-Pierre Jeudy prétend en ce sens que « dans les sociétés modernes, les rites n'ont certes pas disparu, même s’ils ont souvent pris une tournure plus folklorique comme si l’une de leurs fonctions était de maintenir la nécessité d'une mise en scène de la transmission patrimoniale 306 . »
Le rituel de la danse collective lors de cette rupture du quotidien dépasse alors le cadre folklorique et agit sur le social autant qu’elle est régie par le culturel, bien sûr au-delà d'une simple transmission patrimoniale.
Le rituel devient, dans cette perspective, expression populaire ou plus précisément dispositif expressionniste prosopopique.
L’expression corporelle collective dans les carnavals observés, relève également des différents folklorismes : folklore portugais à Chalon-sur-Saône ; brésilien, chinois à Cayenne, malgache, chinois, indiens à Saint Gilles, comme une opération de stigmatisation culturelle et ethnique. Collective en ce sens, et de ce fait extérieure aux individus, elle est présentation de schèmes culturels de la vie quotidienne propre à un groupe sur la scène même de l’extra quotidienneté.
La danse carnavalesque est ainsi un moyen d’identifier collectivement, par l’intermédiaire du corps, l’existence des différents groupes sociaux, ou qui sont présentés comme objectivement différents, et qui composent la localité du carnaval par des codes culturels stigmatisés et stigmatisant, mais tout autant elle s’énonce comme emblème caractéristique, socialement produit – sans rejet carnavalesque toutefois – de l’étranger, de celui du moins qui a des mœurs carnavalesques distinctes.
Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1981 (1ère éd. 1967), p. 137.
Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Communication présentée à la Société de psychologie le 17 mai 1934, in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF. Quadrige, 1995 (1ère éd.1950), pp. 363- 386.
Danse d’origine provençale selon certains, inventée par Rigaud, maître à danser parisien (XVII ème siècle.), selon d’autres. D’après C. Sachs, l’étymologie (italien rigodone ou rigolone) indiquerait qu’il s’agit d’un « pendant augmentatif ou diminutif de rigoletto ou ronde en cercle ». Le rigaudon (ou rigodon) fut fort en vogue à la fin du XVIIe siècle. Cette ancienne danse, très vive, fut fort répandue en Provence et en Languedoc. Le rigaudon fut dansé à la cour de Versailles aux XVIIe et XVIIIe siècles, et dans les divertissements des opéras.
Cf. bals parés-masqués, Première partie.
Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 211.
Henri-Pierre Jeudy, "L'Anthropologie politique en question", Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997, p. 239.