Là où cesse le pouvoir des mots commence celui de la musique. Ce n’est donc pas par hasard que le théâtre naît en musique ; musique des sons unie à cette musique des corps qu’est la danse.
Théâtre, musique et danse sont les fondements de l’univers du carnaval. La théâtralité carnavalesque plus ou moins fantasmée et plus ou moins imaginée ne se répète pas deux fois de manière identique dans les défilés mais mêlée à la musique et à la danse, le carnaval invente un certain « exotisme » spectaculaire.
Le carnaval, art non écrit, rassemble en son sein, musique, théâtre et danse, certes, mais ce sont toujours des musiques, de l’expression théâtrale, et de la danse, intimement liés à la culture ou à la société locale.
Le problème toutefois que pose le carnaval aux sciences sociales est le même que pose les arts avec ces même sciences : celui des rapports des faits musicaux ou des formes d’art avec leur contexte, c’est-à-dire la société dans laquelle ils évoluent.
Bien que nous ne ferons qu’évoquer certains éléments à ce sujet, que nous développerons plus en détails dans la partie suivante, il nous semble nécessaire d’expliquer que le recours générique à la mise en parallèle de deux formes d’art, en apparence dissemblables, est destiné à alimenter en images esthétiques et en description analytique notre propos général.
C’est dire, en d’autres termes, que le recours, comme marche pied, à l’expression musicale jazzistique pour spécifier l’analyse de l’univers carnavalesque – de ses subjectivités, de ses créativités, de ses formes esthétiques, de son imaginaire – est un moyen d’une richesse incomparable.
D’une démarche et d’un aspect esthétique analogue, la musique jazz nous montrera, par exemple, que le carnaval ne peut se comprendre que comme une pratique insérée dans un contexte, immédiat ou non, et non comme un élément festif parfaitement libre et autonome, et de ce fait, qu’il est inséparable du monde réel, c'est-à-dire en interdépendance constante avec des institutions, des personnes, des discours, des idéologies, des intentions, des perceptions du monde.
Mais alors pourquoi spécifiquement le jazz ? Quels liens nous font recourir au jazz pour interpréter précisément la forme esthétique si singulière du carnaval ?
« Il y a dans la pratique du jazz l’invention d’un exotisme qui escorte le développement et les aberrations de la société industrielle. Cet exotisme est un exotisme de l’intérieur, un exotisme critique, moqueur et spectaculaire (…) Le jazz libère les musiciens et porte leur univers sur la scène. (…) Toute prestation de jazz est un jeu de l’individu et du groupe. Un jeu du groupe et de la communauté. Un jeu de la communauté et du spectacle. Ce jeu se traduit par le risque (le risque de l’improvisation), par la joute (« chases », compétitions surenchères) et par la traque de l’instant 307 ».
Sommes nous loin ici, par ces définitions de la pratique jazzistique, du monde spécifiquement carnavalesque ?
Si le jazz est un traitement libre d’une partition, une interprétation spontanée d’un thème, que se passe-t-il de différent dans les défilés carnavalesques ?
Les fondements historiques mêmes et les principes essentiels et généraux du jazz ne sont-ils pas détournements, parodies et transformations ou encore évocations, suggestions et interprétations implicites ou manifestes des formes musicales classiques ? Ces fondements et ces principes ne sont-ils pas les mêmes que nous avons décrit plus haut, ceux du monde festif du carnaval ?
À la lumière du jazz ou des musiques de jazz, de ses formes musicales très caractéristiques, des conditions socio-politiques de son apparition et de sa diffusion, de son développement, certains concepts clés du jazz peuvent activer, voire définir et identifier, les fondements esthétiques du phénomène festif qu’est le carnaval, dans ses généralités.
Que ce soit dans la part réservée à l’improvisation ou dans son « esthétique du non » à la déformation et à l’éclatement des règles conventionnelles ou encore à la maîtrise d’un chaos, l’exercice et l’imaginaire du jazz met en œuvre une série d’éléments esthétiques et sociaux qui ne sont ni énoncés, ni expliqués formellement, mais qui éclairent l’essence même de son art.
Nous nous en servirons donc comme « déclencheur » de l’analyse ethnologique appliquée au phénomène carnavalesque.
Notre regard théorique et scientifique sur le carnaval pourrait être alors celui d’un musicien : le regard d'une écoute. Le jazz et le carnaval commencent bien là où effectivement, l’écriture s’arrête.
Francis Marmande, « Du sexe, des couleurs et du corps », in L’Homme, n°158-159, Avril 2001, pp. 128-130.