4-1 – Le Jazz

Le mot jazz recouvre une réalité difficile à cerner.

Le jazz est historiquement le mode d’expression privilégié d’un groupe socio-économique -afro-américain. Il est apparu au lendemain de la Première Guerre Mondiale.

Il est une musique, par essence, contestatrice. Le jazz est « une musique construite sur une battue régulière où les temps forts sont inversés par rapport à l’accentuation européenne classique, où les cheminements harmoniques suivent l’ordre canonique tonique / sous-dominante / dominante en se colorant de « notes bleues » (abaissement d’un demi-ton de la tierce et de la septième (…) une musique qui se peut jouer en grand orchestre utilisant des arrangements écrits ou en petits groupes moins formels, mais l’improvisation, donc la spontanéité, occupe une part prépondérante 308  ».

L’ethnomusicologue, André Schaeffner, « tente de montrer par une analyse détaillée de l’organologie africaine que l’ « essence » du jazz lui vient de certaines musiques africaines qui, importés aux Etats-Unis, ont rencontrés les harmonies et les thèmes du choral protestant pour donner le coon song, le cake-walk, le ragtime, le jazz, etc. 309  ».

« Sa spécificité tient à deux traites de la musiques africaine : une exaltation rythmique indissociable des gestes de la vie quotidienne, qui crée un jeu de tensions entre le rythme (« la pulsion » rythmique) et la mesure (la régularité « abstraite ») ; et l’usage des instruments en vue d’imiter le son des voix humaines ou animales et des bruits de la nature, par ailleurs lié à l’improvisation 310  ».

Le premier élément, et le plus essentiel, du jazz est la « syncope ».

Le mot syncope vient du terme médical dont la signification en pathologie est « évanouissement » ou « battement excessif du cœur », ou encore « perte momentanée de la sensibilité et du mouvement ».

La musique syncopée produit en effet l’excitation du système nerveux.

La syncope musicalement représente une note attaquée entre deux temps.

Dans le jazz, plus spécifiquement, la syncope est une division inégale du temps, une réunion de la dernière note d’une mesure à la première note de la suivante. La syncope est un accent artificiel rajouté ou ôté à la mesure. Elle laisse vibrer et tourner les rythmes. C’est elle qui donne le rythme ternaire du jazz.

C’est en d’autres termes l’art de faire chanter et danser les silences.

La force mécanique de cette syncope constitue l’esprit du jazz, sa singularité et son immédiateté.

L’allure mécanique de la syncope dans le jazz renvoie donc de fait à la métaphore de la machine et au mode de vie urbain, industriel, trépidant qui caractérise également l’univers contextuel de nombreux carnavals.

L’association du rythme jazzistique à la machine, à la mécanique est la métaphore d’une énergie et d’une certaine régularité. Il faut en effet et de l’énergie et de la régularité, afin que puissent s’abandonner et s’adonner aux pulsions qui les habitent, tant les musiciens de jazz que les acteurs des carnavals. Ainsi une déshumanisation positive, naturelle, mécanique et spontanée semble à l’œuvre, marquée par les cris des instruments ou les contorsions des danseurs et danseuses. Et il suffit de percevoir les danses qui ont cours dans les dancings guyanais au moment du carnaval pour s’en convaincre.

La prépondérance du rythme, qu’il soit original ou polymorphe, constitue la singularité du carnaval et celle du jazz.

Dans le jazz, les rythmes échevelés ainsi que les instruments excentriques évoquent souvent les transes africaines. Composée d’instruments classiques – grosse caisse, tom, caisse claire – et d’objet sonores hétéroclites – poubelle, couvercles métalliques, cloches, casseroles – les percussions permettent une mise en avant fondamentale de la pulsation, du rythme et aussi marquer le temps.

Musicalement, les dissonances, les arpèges, les accords brisés, les variations rythmiques ou de tempo qui s’introduisent ad libitum caractérisent également cette musique.

Le swing en est également une composante non moins caractéristique.

Le mot swing signifiant « balancement », une transposition imagée engendre chez l’auditeur une sensation de rebondir d’un temps sur l’autre. Cette métaphore dévoile une dualité qui existe aussi bien dans l’organisation même de la formation de jazz que dans la notion sociale du carnaval, à savoir d’une part une continuité, une permanence de ce sur quoi l’on rebondit, et d’autre part l’instabilité qui faitse sentir à la limite de la chute.

La continuité musicale, dans le jazz, est marquée par la section rythmique, batterie, contrebasse, guitare, qui s’attache à fournir une pulsation régulière ; dans le carnaval, ce sont les réalités du quotidien qui fondent la base de l’amusement collectif, ainsi que la permanence des règles du quotidien qui reprennent leur place en fin de scénario carnavalesque.

La sensation d’instabilité est fournie par la section mélodique, pour le jazz, dont le phrasé s’articule sur la pulsation en contrastant avec elle et en donnant le sentiment d’être à la limite de la rupture entre mélodie et pulsation. Pour le carnaval, cette instabilité se caractérise par l’abolition des règles et des tabous de la réalité du quotidien, sans toutefois détruire ceux-ci dans le quotidien, et par l’apparence de l’apparition, dans l’univers carnavalesque, d’un chaos collectif, d’une vie anarchique.

Le swing est la fusion de cette dualité, et l’on comprend ainsi qu’il ne peut être précisément noté ou anticipé.

Enfin, le jazz est multiple, il est à la fois polyrythmique – Max Roach, Art Blakey – temps ouvert et multiple, rebelle à une division métrique simple, polyphonique, possibilité d’existence de voix nombreuses divergeant d’un même foyer, disparition de toute hiérarchie et polymorphique, mélange de thèmes et de variations.

Ce qui le rapproche encore d’avantage de ce monde extra quotidien qu’est le carnaval.

Le jazz est donc une mise en œuvre des éléments mélodiques et rythmiques, et les harmonies présentent des anticipations ou des retards en syncopes qui paraissent sortir d’un songe, ou en tout cas loin d’une réalité connue, voire quotidienne. Cette complexité de rythmes, de mélodies, de syncopes et d’harmonie pour lesquels il n’existe pas ou peu de notations et de traces écrites n’ont d’égal que la complexité et les influences syncrétiques du jeu et des rituels proprement carnavalesques.

Aspect métronomique des rythmes, métaphore de la machine, tumulte, vitesse, hétéroclisme et exotisme qui marquent le mode de vie moderne, semblent alors aussi signifier le jazz tout comme ils singularisent aussi le monde du carnaval.

Le mouvement est agitation, le drôle est grotesque, les couleurs éclatent, la musique est un tintamarre, le tout est extravagant, incohérent. Vitesse, frénésie, rythme, les danseurs sont des pantins désarticulés. Le lien est effectué entre les images que procurent le carnaval et celles

du jazz.

Notes
308.

Denis-Constant Martin, Olivier Roueff, La France du Jazz, Musique modernité et identité dans la première moitié du XX ème siècle, Paris, Parenthèses, Coll. Eupalinos, 2002, p. 18.

309.

André Schaeffner, « Notes sur la musique des Afro-Américains », 1926, cité par Denis-Constant Martin, Olivier Roueff, op.cit. p. 115.

310.

Denis-Constant Martin, Olivier Roueff, op.cit. p. 115.