4-2 – Partage et liberté

Nous pensons tout d’abord que le plaisir extraordinaire que les artistes de jazz éprouvent à se retrouver, à jouer et à être ensemble, à attendre collectivement l’état de grâce procède du même type d’attitude qui existe dans l’univers carnavalesque.

Arts de la rencontre, du partage et du rassemblement, le jazz et le carnaval le sont assurément mais art du plaisir individuel tout autant.

Le corps tout entier est en effet travaillé, utilisé et impliqué pour faire éclore ce plaisir. La bouche, les doigts, les yeux, les membres supérieurs et inférieurs, la tête, les hanches accompagnent tous ensemble ce plaisir artistique de l’instant.

Les rapports humains qu’invente le jazz dans la création, et le sens du spectacle comme de l’ornement du corps 311 terminent et font partie intégrante de ce plaisir à la fois individuel et collectif, voire commun de ces deux arts de la création humaine.

Le carnaval, tout comme le jazz, privilégie la spontanéité, l'instantanéité et l'immédiateté d'implication et d'entreprise créatrice. Liberté, improvisation, souci commun du corps et de l'instant vécu sont donc les fondements aussi bien du rituel carnavalesque que du phrasé jazzistique.

La spontanéité est une incarnation majeure de l’authenticité humaine.

Les deux formes d’art ont ainsi la particularité de présenter une performance réellement in vivo.

Carnaval et jazz vivent ainsi tous deux sous le signe de l’immédiateté avec une spontanéité opposée à la rigidité, à la morale conventionnelle, et avec un oubli de soi dans le défoulement collectif, qui brisent toute règle rationnelle d’individualisation et de contrainte et qui font éprouver aux acteurs, à des degrés différents, l’ivresse d’exister mais d’exister ensemble, de produire une œuvre commune.

Le principe en est alors la communication au sein même du groupe.

Le langage qui s’y construit dans l’instant est un langage qui se bâtit à partir d’une structure de composition ou d’improvisation déjà élaborée afin qu’il n’y ait pas d’antagonisme entre ce langage de l’instant et cette structure d’improvisation.

L’improvisation se trouve alors finalement dans cet espace, dans cet interstice entre liberté commune et structure préétablie et c’est donc cette part d’inattendu.

En exemple, il est des artistes, comme notamment le contrebassiste Charlie Mingus, qui affirmait que le jazz est une langue et que chaque chorus est un discours : « Nous avons fait notre histoire dans cette langue, le jazz. Le jazz a été notre langue de communication, pour nous qui en étions privés et interdits 312  ». Par ce langage non verbal, esthétique plutôt, le jazz propose et constitue un système d’équivalence avec l’univers si particulier du carnaval, entre la voix, la parole et l’improvisation. La langue de la pensée collective est directement et spontanément à l’œuvre.

Jazz et carnaval sont donc deux arts qui permettent, collectivement, d’inventer une œuvreoriginale à chaque parution en public, à partir de déterminations individuelles diverses. Ce sont alors et aussi des arts du rassemblement.

Par contre, il est à noter que cette commune impression de spontanéité, d’événement en train de se produire, est issue de cette liberté d’invention et de mouvement qui génère inexorablement un sentiment d’insécurité, une prise de risque qui n'épargne personne. Les conséquences de cette liberté sont considérables, mais celle-ci n’existe que dans la mesure où elle est, en partie, organisée et réglée.

Ainsi donc, ce qui caractérise singulièrement l’originalité de ces deux formes d’art, c’est que le désordre est créateur et que conjointement ils donnent l’impression d’être constamment dans un équilibre précaire, où le minimum d'ordre semble compatible avec le minimum de désordre.

Effectivement, les fondements de jeu de ces deux arts consistent à poser un nouveau système qui trouve en lui-même ses propres lois. Ils oscillent dès lors continuellement entre le refus et la conservation du système dit traditionnel, l’adaptation d’un système entièrement nouveau – pan-ludisme – aboutirait à la perte de toute communication interne.

Toutefois, il est possible, a posteriori, d’évaluer la part de conservation, donc d’apprécier la nouvelle construction à la lumière des scénarios élaborés. Ces scénarios sont de ce fait construits sur deux niveaux : celui de la conformité et celui de l'intention.

Même dans le cas où il y aurait composition préalable, la posture collective ne tend que rarement ou partiellement à une conformité totale. Autrement dit, il est impossible de se référer sans risque à l’intention pour lire, à la façon de Geertz, la performance en train de se réaliser. Cette distance entre conformité et intention, nécessaire par ailleurs au sentiment de spontanéité et de liberté, confirme qu’il n’y a pas non plus d’improvisation totale. Ce qui fait préciser à Gérard Genette que « l’improvisation n’est pas un état plus pur des arts de la performance, mais au contraire un état plus complexe, où se mêlent, de manière souvent inextricable en pratique, deux œuvres théoriquement distinctes 313  ».

Les arts de la performance ont en effet en commun cette double manifestation, cette double structure : la première, ce que Gérard Genette appelle « dénotation » et qu’il définit par « la liste des propriétés constitutives de l’objet idéal » ; la seconde étant la performance proprement dite.

Comme le carnaval, un chorus de jazz trouve toujours un équilibre instable entre l'invention dans l'instant, le respect des règles préétablies et la construction générale d'un instant hautement culturel, dynamique et spectaculaire comme un idéal expressionniste.

Ces deux formes analogues d’art de la performance cheminent ainsi constamment dans un parcours chaotique, dans la pluralité des rythmes et des mélodies, et initient sensiblement des systèmes élaborés de polyphonie, de polyrythmie et de polymorphie, comme un ensemble de superpositions a priori cacophoniques et ambivalentes.

Ce sont des systèmes en effet qui troublent les sens, qui provoquent une instabilité, une impression d’équilibre précaire, un danger latent de rupture mais qui toutefois conservent une logique interne.

Néanmoins, ces apparentes anomalies et dissonances demeurent essentielles à l’élaboration de ruptures temporelles et spatiales caractéristiques du carnaval et du jazz : les instants décalés, les contretemps, les anachronismes soulignent la dissonance de la rupture temporelle. L’existence de présences et de vides parfois vertigineux créent un champ nouveau dans la dimension spatiale et imposent de nouvelles règles qui soulèvent inéluctablement l’instabilité et l’insécurité.

Toute cette cacophonie esthétique et apparente mais essentiellement commune se révèle alors presque aussitôt dans quelque chose d’absolument juste, d’inexplicablement parfait, qui semble remettre d’aplomb, droit, et fait envisager la vie quotidienne sous un angle plus optimiste.

On a bien souvent, par exemple, reproché aux jazzmen de répéter inlassablement les mêmes suites d'accords, comme lors des carnavals, il peut être reproché de voir constamment les mêmes déguisements. La liberté des acteurs, et donc la richesse de leur création, dépend justement de cette apparente simplicité délimitée à la fois par le temps, reliant de façon unilinéaire le passé au présent sous forme de tradition, et par les espaces délimités pour une prédétermination des comportements et une circonscription du chaos.

Notes
311.

Nous pensons aux tenus de scènes de Miles Davis, aux extravagances de Sun Ra, aux tissus et vêtements africains d’Archie Shepp, aux « uniformes » des musiciens-pupitres d’orchestres de Count Basie ou de Duke Ellington et bien évidemment au personnage d’Al Jolson dans le film le Chanteur de Jazz de 1927, un comédien blanc grimé et « ciragé » presque grossièrement en Noir.

312.

Cité par Francis Marmande, « Du sexe, des couleurs et du corps », in L’homme, op.cit., p. 126.

313.

Gérard Genette, L’œuvre de l’art I, Paris Seuil, Coll. Poétiques, 1994, p. 71.