Si créer en jazz, c’est improviser à partir d’un thème qui repose sur une structure harmonique simple, c'est-à-dire dans un autre langage, prendre le chorus (improviser sur les harmoniques du refrain), dans l’univers carnavalesque, défiler, c’est, à la manière des créations jazzistiques, donner une représentation, une mise en scène, une interprétation plus ou moins spontanée sur un thème donné 314 , souvent très simple et qui laisse par conséquent une large place à l’expression de chacun.
À partir d’un même thème carnavalesque, comme par exemple le thème officiel à Cayenne – « Jeunesse et tradition » en 2002 – chacun des groupes rivalise d’ingéniosité, de créativité, d’expressivité pour emporter les prix du concours carnavalesque.
C’est le thème qui offre toute possibilité de variations.
Lorsqu’on est spectateur d’un défilé carnavalesque ou auditeur de musique jazz, rien ne permet d’anticiper la performance à venir. Mais lorsqu’on est musicien ou acteurs de carnaval, les indications pour jouer, bien qu’existantes, sont réduites au minimum : le thème et quelques éléments clés prédéfinis.
Les participants au carnaval sont donc amenés à improviser à partir d’un thème proposé – ou parfois imposé ; celui-ci jouant alors le même rôle qu’une grille de jazz : une trame harmonique dont le but premier est d’assurer une unité minimale et atomique, un axe commun qui sert de déclencheur aux diverses inspirations, chacune d’entre elles provoquant à leur tour les réactions des partenaires et du public.
Il semble également que le jazz constitue un fait musical susceptible de mettre en mouvement plus intensément que d’autres les affects individuels et collectifs, ainsi qu’un rapport étroit avec une forme d’improvisation exercée sur une trame prédéfinie, que l’on retrouve également, de manière tant subjective qu’objective, en univers carnavalesque.
Le jazz est un art qui combine les potentialités qu’offre la scène carnavalesque.
Mais improviser nécessite néanmoins inévitablement de se situer dans un thème, dans un ton donné et prédéfini ainsi que d’être conscient de tous les facteurs qui peuvent influer sur son propre comportement et sur un autre plus collectif.
Il ne faut pas oublier en effet que l’improvisation collective est faite à partir d’un thème donné et sur un canevas donné, et compte tenu du nombre parfois élevé des membres du groupe, le recours à l’arrangement est souvent nécessaire, aussi bien dans le jazz que dans les défilés carnavalesques.
Sans se substituer complètement à l’improvisation, l’arrangement est aussi un procédé de création qu valorise par le collectif un thème prédéfini.
Dans le jazz les arrangements peuvent être écrits ou oraux, sous forme d’orchestration, de réduction ou encore de fantaisie, mais dans la parade carnavalesque l’arrangement est, comme le thème et le canevas, donné par avance à chacun des membres du groupe.
Faire se déplacer dans un mouvement synchrone, dans la même intention de mouvement tout en laissant liberté et spontanéité à chacun, à plus de deux cent personnes, nécessite nombre de répétitions certes, également un « chef d’orchestre » qui dirige la manœuvre, mais aussi un arrangement entendu par tous avant le départ du défilé.
L’improvisation carnavalesque n’est donc pas liée au nombre de participant dans le groupe, mais plutôt à l’arrangement qui est donné a priori du thème.
Mais puisque le défilé carnavalesque, tout comme l’œuvre de jazz, se déroulent tous deux dans le temps vécu, on peut affirmer qu’ils ne sont jamais tout à fait semblables, même si les chansons, les musiques, les chorégraphies, les déplacements corporels, ou les interprétations sont fixés depuis longtemps. Les costumes, les individus, le parcours, le climat, le thème, les interactions entre individus ou entre groupes carnavalesques, la participation ou non au concours, la position dans le défilé, le leader du groupe suffisent à renouveler ce qui peut être perçu comme déjà vu.
Les capacités expressives sur le champ sont en ce sens quasiment infinies.
Mettant à présent à part l’apparente cacophonie polyphonique et polymorphe, on se trouve, que ce soit dans le jazz ou face à un défilé carnavalesque, face à un ensemble construit, équilibré, et d’une incroyable variété d’expressions qui provient des aspirations et des subjectivités différentes.
Une variété infinie d’expressions, de combinaisons qui ont chacune une logique et un sens, se mêlent successivement au thème prédéfini, donnant ainsi à l’improvisation son sens le plus abouti.
Chaque déguisement suit une ligne thématique propre et improvise un comportement en suivant une trame collective. Il paraît évident, par exemple, que l’écriture n’a pas prévu la rencontre entre deux groupes carnavalesques, la danse exécutée entre deux êtres sortis d’un autre univers, le lancer de confetti sur telle ou telle personne, le mariage entre deux générations de costumés, la pantomime d’un personnage surréaliste et grotesque, le rire des enfants, les applaudissements des plus grands, la participation active de certains spectateurs, tout comme l’écriture musicale ne peut écrire le frottement de deux feuilles de papiers ou de déposer des boules d’aluminium sur les cordes d’un piano à queue.
Mais si on entend par improvisation une œuvre inventée sur le champ à l’intérieur de certaines données – tempo, thème, canevas, harmonique pour le jazz, thème, contexte, tradition, nature du groupe, pour le carnaval – elle est l’aspect le plus fréquent, et en partie une dimension constitutive des deux formes d’art. Nombre d’œuvres comme nombre de groupes carnavalesques laissent en effet une infime part à l’improvisation totale.
Les chefs d’œuvres et autres grands standards de Duke Ellington qui résultent d’un effort d’écriture pour une orchestration précise, rappellent les groupes cayennais de plus de cent personnes, qui à la manière des groupes carnavalesques cariocas, nécessitent de manière essentielle, pour la réalisation d’une mise en scène carnavalesque, d’abondantes heures de répétitions collectives, d’une chorégraphie réglée au plus juste, et finalement d’un défilé sans débordements et dont la part de spontanéité est réduite au strict minimum.
La quête d’une absolue spontanéité, une improvisation totale, sans aucune contrainte structurelle quelle qu’elle soit, est par conséquent rare dans le carnaval et ne caractérise également que les formes de jazz les plus modernes.
Cependant en terme d’improvisation, le carnaval et le jazz sont immergés dans le vécu subjectif de chacun, qui s’en remet à la sensation et au sentiment du moment, aidé en cela d’un collectif doté d’une puissance de communication élevée. Ainsi l’univers de la contrainte s’équilibre avec la spontanéité individuelle et collective.
Il existe donc autant de groupes, de formes ou de styles de jazz que de groupes, de formes et de styles carnavalesques.
Tout comme le jazz, le carnaval recouvre ainsi plusieurs styles qui participent d’une même origine.
Essayons alors d’associer un style, une forme jazzistique à nos différents carnavals observés.
Le carnaval de Saint-Gilles s’apparenterait au style New Orléans 315 de la première et deuxième génération 316 , ou d’un New Orléans revival 317 , en vertu de sa recherche d’expressivité folklorique et d’authenticité fondant un style à partir d’un syncrétisme encore visible.
Le style revival explore des passés plus ou récents et différents afin de faire revivre des pratiques originelles, pour les présenter au public, dans un seul style, comme des pratiques authentiques et singulières ; à la manière en quelque sorte de la présentation et de la mise en scène dans une fête unique des différentes communautés de l’île réunionnaise, par leurs pratiques identitaires folklorisées et stigmatisantes.
Tous deux sont créateurs et revendicateurs d’une mémoire nouvelle, utilisant les éléments culturels résiduels disparates qui concourent à une édification identitaire, et dont ils disposent encore des traces sensibles et perceptible encore aujourd’hui.
Le répertoire du jazz New Orléans comprend des styles singuliers reconnaissables et identifiables aisément, tels que le blues, le spirituals, le ragtime et des airs à la mode.
À travers et à partir d’un folklore vocal et musical, tel le spiritual et le blues, quelques souvenirs de rythmes africains, un répertoire français de marches, quadrilles et autres danses européennes, le style New Orléans naît en plusieurs endroits au sud des Etats-Unis. Les fanfares créées par les Noirs et les Créoles se produisaient dans les rues pour des enterrements, des réunions électorales et des bals de banlieue. C’est leur réputation qui les fit rentrer dans les dancings.
On pourrait alors considérer que le carnaval de Cayenne aurait des similitudes avec les grands orchestres de Duke Ellington ou de Count Basie, du style middle jazz 318 , en raison des moyennes ou grandes formations qui composent les défilés carnavalesques dominicaux et qui nécessitent de ce fait, à une orchestration du thème, à une direction quasi-stricte des membres du groupes, à un chef d’orchestre 319 , tout comme ils nécessitent de nombreuses heures de répétition collective ou l’encadrement des moments de spontanéités ou encore des arrangements prédéfinis du cadre esthétique apparent.
Les carnavals de Cayenne disposent en effet de ces analogies avec la musique du middle jazz, en d’autres termes du classicisme du jazz et de l’ère swing 320 , en ce sens qu’ils sont à considérer comme de véritables spectacles avec des formations spectaculaires, très étoffées et disciplinées. Chacune des formes d’art est ainsi doté de sensualité séductrice, tantôt sauvage, tantôt voluptueuse, d’un entrain inépuisable, souple et dynamique, d’une grande faveur à la danse et d’une orchestration bien rodée.
Ce sont des formations qui reposent sur des dispositions préétablies, une structure institutionnalisée, soit par tradition, soit par une intention d’arrangement. En conséquence, cette structure implique une esthétique peu portée sur le renouvellement en profondeurs même si chacun fait preuve d’imagination et de créativité.
Ce sont deux formes d’art composées plutôt qu’arrangées même si spontanéité et liberté ont leur place dans chacune des structures formelles.
Le carnaval de Chalon quant à lui ressemble – en métaphore – à la forme jazzistique à la fois du bop ou du be-bop 321 de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonius Monk ou aussi celle, si particulière, de John Coltrane – saxophone – ou de Miles Davis – trompette – qui, eux, improvisent fréquemment, moins sur un thème complet ou dirigiste que sur une brève séquence de trois ou quatre accords.
N’ayant, dans le carnaval de Chalon, pas de thème général, chacun des groupes, et des individus dans le groupe, improvise sa participation dans les rues chalonnaises sur de petits éléments souvent tirés de l’actualité nationale ou internationale.
L’excentricité, l’inventivité, la provocation, la fantaisie, une large ouverture à l’improvisation et un discours libre rassemblent tant le carnaval de Chalon que le Be-bop de Monk ou de Gillespie.
Carnaval chalonnais et bop restent ainsi distants des formes esthétiques plus sensuelles, écrites ou orchestrées, des aspects précédemment décrits du carnaval de Guyane et laissent alors les relations intuitives et interactives s’élaborer sur le champ.
Les mises en scènes carnavalesques chalonnaises tout comme les improvisations des be-bopers sont marquées par une expressivité revendicative : « Revendication d’identité (ils transforment tellement les standards qu’on les prends pour leur thèmes, ils écrivent de plus en plus leur propre répertoire), revendication de liberté (expression de solistes contre la pauvreté de langages des arrangeurs), revendication de société (marginalité assumé, entretien du mythe de l’artiste maudit, etc.) 322 ».
Comme le Free jazz qui a été vécu, dans les années 1960, comme une attitude liée aux luttes du peuple noir dans un mouvement nationaliste afro-américain revendiquant le Black power, comme une lutte idéologique et esthétique sur un front culturel, comme une subversion de codes et de règles, le jazz contemporain, violent mais sophistiqué, poussant l’improvisation dans ses retranchements, est plus contestataire que jamais.
Il remet en cause la part négro-américaine de son héritage, et le tourne désormais vers l’Afrique. Il est solidaire de toutes les avant-gardes artistiques et s’associe, dans un esprit d’ouverture et sans préjugés, à de nombreuses formes de musiques modernes : électroniques, world music, rock ou encore rap.
La diversité d’aujourd’hui du jazz ne peut qu’échapper aux entreprises taxinomistes traditionnelles. Ces jazz contemporains distillent une problématique nouvelle, très largement ouverte, en opposition aux conceptions anciennes, et qui ne ressemble donc pas exactement aux orientations actuelles des formes esthétiques des carnavals.
En atteste la récente création à la Réunion d’un carnaval, qui pour s’afficher comme carnaval doit articuler, dans un grand paradoxe, des pratiques folkloriques avec la crémation d’un roi, source de désordre ; ainsi que le thème du carnaval de Cayenne de 2002, placé sous l’égide de « Jeunesse et tradition ».
S’il fallait pourtant associer la tendance générale et actuelle des carnavals auxquels nous avons eu la chance de pouvoir participer activement et que nous avons pu observer ces dernières années avec un style jazzistique, une tendance à la fois résurrectionniste et syncrétique serait davantage appropriée, comme celle notamment du pianiste-chef d’orchestre Sun Ra, qui mêle aussi bien dans un même univers le be-bop, le blues traditionnel, les chants d’églises, le spiritual, le répertoire des grands orchestres ou big band, le free, le cool.
Thèmes officiels des carnavals cayennais, ou thèmes des groupes qui se donnent un thème esthétique global ; déguisement, musique, chant, chorégraphie, mime, communication, revendication, critique satirique, expressivité ou encore manière de défilé.
Le vieux style « Old style » New Orléans repose sur une improvisation collective polyphonique, l’usage du solo étant anecdotique et plus récent. Le jeu des musiciens est simple et posé à l’intérieur d’une mesure à deux temps. Le trompettiste Buddy Bolden, les cornettistes Freddy Keppard et Bunk Johnson sont les premiers noms célèbres du style New Orléans. La seconde génération est marquée par le trompettiste Louis Armstrong, les cornettistes King Olivier et Bix Beiderbecke, le pianiste créole Jelly Roll Morton, et par le clarinettiste Sidney Bechet.
La première génération s’étend de 1900 à 1917 à la Nouvelle Orléans, et la seconde (appelé aussi « Old Style ») à partir de 1917 jusqu’en 1930, plutôt à Chicago.
Le style revival est apparu à la fin des années 1970.
Style qui naît au début des années 1930 et est caractérisé par les grands orchestres et les big band. Les musiciens tendent à délaisser les deux temps contrastés du Vieux Style pour une mesure à quatre temps égaux autorisant un rebondissement souple. Les arrangeurs Benny Goodman, Duke Ellington, le pianiste et arrangeur Count Basie, le pianiste Art Tatum, les saxophonistes Ben Webster et Coleman Hawkins, le guitariste manouche français Django Reinhardt, le vibraphoniste Lionel Hampton, les chanteuses Ella Fitzgerald et Billie Holiday s’illustrèrent dans ce style middle jazz.
Que l’on peut voir distinctement devant chaque grand groupe structuré des défilés carnavalesques de Cayenne.
1930-1944.
Apparu dès 1942, style musical d’une grande complexité harmonique et rythmique, et dont l’éclatement de la structure rythmique associée à un jeu fondé sur des relations intuitives sont les composantes essentielles du Be-Bop. Issu d’un travail sur la mélodie, l’harmonie et le rythme, ils inventent des accords nouveaux sur des degrés de la gamme autre que la tonique et la dominante, ce qui accroît les possibilités des improvisateurs. Sur le plan mélodique, ils distribuent les accents rythmiques avec fantaisie et sur le plan rythmique incitent les batteurs à s’intégrer à la mélodie et à introduire des ponctuations. Les bopper les plus important sont les pianistes Thelonious Monk et Bud Powel, les batteurs Kenny Clarke, Max Roach et Art Blakey le saxophoniste Charlie Parker, les trompettistes Dizzy Gillespie et Fats Navaro, le tromboniste Jay Jay Johnson et la chanteuse Sarah Vaughan.
Denis Levaillant, L’Improvisation musicale, Essai sur la puissance du jeu, Paris, Actes Sud, 1996, p. 46.