Improviser, au-delà de la création spontanée, éphémère, c’est être en mouvement, mais être en mouvement, en variation plutôt, sur un thème. C’est aussi et surtout une recherche permanente de rupture où le monde des frontières, quelles qu’elles soient, se craquellent au profit de points d’ouvertures, des percées de liberté totale.
Improviser c’est être libre, précise alors Denis Laborde : « L’improvisation est cette part souveraine et irréductible de l’homme 323 ». Ce sur quoi est d’accord le pianiste Denis Levaillant : « Pour penser librement, le musicien improvise, comme le philosophe se promène 324 ».
S’affranchissant des contraintes métriques classiques tout en faisant de l’explosion de la règle une constante, les jazzmen laissent en effet flotter librement leur inclinaison musicale au gré du morceau exécuté alors sur le champ. Le jazz est ainsi perçu comme le proposent Jean Jamin et Patrick Williams, à l’instar de Bachelard et sa « philosophie du non », un art de la négativité et, selon la formule d’Alain Gerber, une « esthétique du non » 325 .
Reprendre la formule pour caractériser également le carnaval ne serait pas une usurpation.
En effet qui mieux que le carnaval comme forme d’art, de création spontanée, comme art du moment, ne peux se targuer d’avoir tout au long de son histoire construit une véritable « esthétique du non », de la transgression, de l’éclatement des règles, de la libération et libéralisation des comportements individuels et collectif.
Le jazz est par essence contestation et revendication, une façon d’affirmer une identité noire dans une Amérique blanche, puritaine et conservatrice 326 .
Le jazz est une musique mais il constitue également un fait social et historique riche d’un enseignement social et politique, notamment celui de comprendre comment, avec et à partir d’un esthétisme musical syncrétique, on peut exercer une contestation, une lutte sociale, voire une émancipation sociale, comme l’ont fait les musiciens noirs américains 327 ; ou celui encore de proposer un lecture idéologique d’un phénomène esthétique.
Critique d’une conception du monde et d’un ordre social, tel est le lien premier qui relie esthétiquement jazz et carnaval.
Le carnaval, c’est le jazz du peuple !
L’histoire du jazz se confond avec celle de l’Amérique et celle du carnaval, avec celle de la masse populaire et catholique de l’Europe occidental. C’est l’histoire urbaine d’un peuple dominé par les institutions, et de son rôle social qu’il subit plutôt qu’il ne contrôle. L’histoire d’un peuple régi par des règles dogmatiques strictes et qui, pour se nourrir et nourrir sa descendance, émigre là où il croit pouvoir mieux vivre ou faire fortune.
Le carnaval fait l’histoire de son peuple tout comme le peuple a fait l’histoire du carnaval.
L’organisation du travail, les structures des classes sociales et de la religion, de la famille, etc. déterminent les forme esthétiques et historiques du carnaval.
Les carnavals actuels sont à la fois la parodie, la synthèse et la métaphore d’une histoire d’un peuple, et comme parodie et synthèse ils apprennent sur l’histoire et la vie de ce peuple. Précisément, le carnaval est parodie, synthèse et métaphore du quotidien de ce peuple, et ce historiquement.
Une telle convergence entre préoccupation esthétique et contestation sociale et politique n’est pas seulement contextuelle, mais plutôt structurelle et révèle une collaboration, du moins un apport théorique de l’un envers l’autre.
L’excès quantitatif des rythmes, des sons, des instruments et des gestes s’accorde avec l’intensité qualitative de l’instant que suscitent la spontanéité et l’improvisation.
Le jazz et le carnaval constituent ainsi une jonglerie perpétuelle et délicate qui manque à chaque instant de s’écrouler mais qui est reprise inévitablement par la réalité.
Ils représentent une incessante mise en péril de la réalité, qui chavire continuellement, mais de manière prévue pour reprendre automatiquement son équilibre.
Entre excès et équilibre, telles sont les caractéristiques singulières et essentielles du jazz et du monde carnavalesque.
Rythme et mesure, ou folie dans une structure rigide, caractérisent autant le jazz que le carnaval. Oralité et écriture, spontanéité et mécanique réglée, immédiateté et traditions se côtoient et se rencontrent ensemble dans la musique jazz et les univers carnavalesques, puisqu’ils composent leur principe respectif même. Le jazz et les carnavals sont effet en perpétuels conflit entre le rythme et la mesure, entre l’agitation et la règle.
Ni l’un ni l’autre pourtant ne résolvent ce conflit ; au contraire, l’essence de ces deux formes d’art est d’entretenir ce conflit dans l’espace temps qui leur est accordé, et qui précisément, demeurent tous deux constamment à la limite de la rupture.
Ils créent autant l’un que l’autre une tension avec la mise en scène de ce conflit.
Ces deux arts collectifs maîtrisent en outre et en commun avec force expressivité le chaos, l’apprivoisent même, et sont passés respectivement maîtres dans la domestication du désordre.
Ils se positionnement tous deux en intermédiaire, en médiateur, entre l’ordre et sa rupture, entre le caractère collectif et une liberté formelle, entre la débauche et la retenue, entre la civilisation prégnante et la sauvagerie instinctive.
Ce sont deux arts qui dérangent car ils prônent de manière structurelle, imprévisible et spontanées, la fin ou du moins une alternative à l’ordre établi, aux conventions régnantes.
Il peut donc y avoir logiquement des erreurs d’improvisation si l’une des bornes – liberté et structure – empiète sur l’autre, si la liberté fait oublier totalement la structure et si la structure détourne, entrave ou dévitalise la liberté.
Cette structure, en dehors de tout critère technique, est définie à la fois par la tradition locale carnavalesque en matière de déguisement, de défilé 328 , de chanson, de danse, son propre déguisement, l’espace et le temps délimité et par le thème du groupe ou du carnaval 329 ; dans l’univers jazzistique, elle est plutôt définie et par le leader du groupe 330 et par le thème du morceau et par le tempo donné dès le départ.
Il arrive effectivement que des phrases sonnent faux tout comme il arrive qu’un groupe carnavalesque ne soient pas compris ou reconnu par les autres acteurs ou par les spectateurs.
Tout cela est soumis à des phénomènes bien connus de mode. Si le bop ou le free furent critiqué en leur temps de genèse jazzistique, c’est qu’ils remettaient en cause ou dépassaient le cadre de la structure, tout comme les brésiliennes, à Cayenne qui défilent dénudées sur des chars, ou des chalonnais qui se déguisent à la mode ou à la façon des carnavals de Venise, empreints de majesté et de brillance.
La liberté perd alors son support indispensable et laisse l’impression qu’elle réside en dehors d’elle-même. Elle semble ainsi casser sa carapace structurelle pour laisser s’insinuer le véritable désordre, le chaos, qui n’est ni mère de la musique jazz ni du carnaval.
Le jazz et le carnaval ont donc encore cette caractéristique commune, de « jouer » continuellement entre liberté et structure. Et carnaval et jazz parviennent à composer, à rendre audible et acceptable cette « relativité » entre structure et liberté, relativité qui au contraire est capable et source singulière d’engendrer de telles émotions.
Proposer sous forme de tableaux éclectiques, les défilés carnavalesques ressemblent aux procédés privilégiés du jazz, ceux qui relèvent d’un exotisme et sont destinés à construire l’illusion d’un ailleurs par la multiplication des références ou des signes culturels lointains. La mise en scène, même si elle semble rudimentaire aux yeux des spectateurs, sollicite sans cesse l’imaginaire exotique, folklorique, extra quotidien.
C’est un syncrétisme qui utilise tous les styles identifiables.
La syncope systématique qui accompagne les danses et la déambulation citadine, les airs connus, les effets burlesques sont autant d’éléments propices au spectacle tant jazzistique que carnavalesque.
Ce sont en effet des spécificités stylistiques et esthétiques qui conviennent à la mise en spectacle et à la mise en scène.
Dans ce foisonnement de musiques, de couleurs, de danses, de chants, de gestes, tout se mélange aux yeux du spectateur, dissimulant de fait l’organisation, parfois minutieusement réglée, des présentations et des prestations. Le but est bien d’emporter le spectateur tout comme chacun des participants, dans le rythme du spectacle, dans l’euphorie théâtrale de la mise en scène, de le guider vers un exotisme syncrétique destiné à construire l’illusion – momentanée – d’un ailleurs par la multiplication des signes culturels lointains et diversifiés.
Le carnaval est alors, tout comme est singularisé le jazz, un « art du faux-semblant » 331 comme l’avancent Jean Jamin et Patrick Williams, dans leur article de présentation dans la revue l’Homme consacrée au jazz.
Fouetter l’imagination, stimuler la verve mélodique, tels sont les moyens d’expressions carnavalesques et jazzistiques. Mais la déformation des règles ou du code officiel ne se comprend que rapportée précisément à ces même codes ou règles.
Les musiques de jazz et les carnavals sont alors pensés et perçus chacun d’eux dans leur tiraillement respectif entre deux modes d’expressions, l’un porteur de la mémoire collective et de la tradition, l’autre étant destiné au divertissement populaire.
Néanmoins, les carcans de la tradition sont, pour les deux formes d’art, des éléments tellement malléables qu’ils constituent les ressources majeures et fondamentales de la création esthétique présentée au public.
Considérés dans leur globalité, les phénomènes jazzistiques et carnavalesques s’articulent ainsi entre eux dans une communauté de perception fondée sur une manière de concevoir et de « pratiquer » la société, car c’est à partir d’elle que jazz et carnaval se nourrissent : deux phénomènes a priori distants et distincts mais liés si solidement et respectivement à leur propre société, ou du moins à leur contexte social, comme terreau vital, comme élément structurel. Ils sont tous deux des faits de culture et de société.
Ils ont également une démarche originelle commune qui est, en outre, le gage fondamental d’une pérennisation et d’une constante régénération, c’est celle d’intégrer perpétuellement des éléments nouveaux venus de domaines périphériques, voire d’autres sphères artistiques.
Le carnaval, comme le jazz, serait par conséquent et dans cette optique la partition d’une certaine idée de l’avenir et du passé.
La troisième dimension, idéologique, qui chercherait constamment son chemin entre ces archaïsmes et ces audaces contestataires d'apparence désordonnée, constitue de fait le symbole du passé critiqué en acte présent. La conformité culturelle, quant à elle, redevient présente et réactualisée avec – et grâce à – cet ensemble de surgissements imprévisibles du présent idéalisé.
Si, comme on vient de le voir, le carnaval est un mélange de cultures, un télescopage entre Histoire et modernité, et si, dans chaque structure carnavalesque, l’attachement au passé et le souci du futur vont de pair en interaction, la fête cyclique s’érige d'elle-même en enjeu culturel, dans la mesure où elle suscite l’invention dans l'événement même de la conservation.
En revanche, cette fonction paradigmatique, cette double thématique du patrimoine et de la création emploi cet enjeu non plus uniquement dans la sphère du culturel mais bien dans le champ social dans le sens où s’y développe un changement de société qui s’inscrit dans la continuité même du passé sous forme réactualisée de tradition.
Le carnaval permet donc de réconcilier les objectifs de transformation sociale et de pérennisation de cette même transformation, ce qui lui offre la possibilité d’une véritable mise en scène d’un triptyque passé/présent/futur. C’est cette mise en scène qui modèle une représentation condensant tout à la fois l’histoire et la nécessité éminemment sociale de se projeter vers un avenir.
L’improvisation et la personnalisation, la spontanéité et l’immédiateté, l’intensité et la trépidance, l’irrégularité et le flottement sont des éléments constitutifs, caractéristiques autant des jazzmen que des acteurs-participants au carnaval.
Denis Laborde, in L’Homme, op.cit., p. 148.
Denis Levaillant, L’improvisation musicale, Paris, Acte Sud, 1996, quatrième de couverture.
Jean Jamin, Patrick Williams, « Jazzanthropologie », in L’Homme, pp. 9-10.
Le free jazz correspond plus précisément à un contexte le lutte de libération et d’émancipation du peuple noir américain.
Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, Free jazz/ Black Power, Paris, Champ Libre, 1971.
On ne défile pas de la même manière à Dunkerque, à Cayenne ou encore à Chalon et à Saint Gilles. À Dunkerque, par exemple, il n’y a pas de groupe carnavalesque distinct et le défilé s’opère en masse ; à Cayenne, c’est la danse qui prédomine et les groupes s’identifient clairement derrière une banderole portant le nom du groupe alors qu’à Chalon, les groupes tendent à s’estomper au fur et à mesure que le cortège avance jusqu’à ne plus distinguer l’unité du groupe.
A Cayenne, l’instance organisatrice donne un thème chaque année pour les déguisements et en vertu de quoi les prix carnavalesques sont décernés.
Leader qui peut ordonné des ruptures de temps, désigner l’improvisateur, le temps de l’improvisation, dans l’instant ou de manière préméditée.
Jean Jamin, Patrick Williams, « Jazzanthropologie », in L’Homme, op.cit., p. 7.