1 – Souveraineté

Dans son royaume, le roi incarne la prospérité de ses sujets en garantissant le bon fonctionnement de la société et de ses rouages institutionnels. Il est également le chef politique qui tire son pouvoir du contrôle qu’il est censé exercer sur l’ensemble de la société. De sacre divin, sauf exception, il est en principe roi jusqu’à sa mort.

Mais Frazer précise à propos de la royauté en Afrique que « le roi doit théoriquement être mis à mort lorsque ses forces déclinent, de crainte que sa déchéance physique n’entraîne une décrépitude parallèle des énergies cosmiques qui se trouvent mystérieusement associé à sa personne 332 . »

En carnaval, le roi est également exécuté d’une manière violente – par le feu, ou parfois par le feu et l’eau conjointement – par ses propres sujets à la fin de son règne. Le régicide rituel est en effet l’une des figures symboliques et constantes de la royauté carnavalesque.

Mais alors pourquoi le roi carnaval se trouve placé dès le début de son règne dans la situation inconfortable d’un condamné à mort en sursis ?

Est-ce que véritablement son pouvoir n’est que symbolique et voué à distraire le bon peuple une fois par an ? Son rôle ostracisé de bouc émissaire ne contiendrait-il pas des enjeux dont la portée dépasse le cadre ludique et délimité des festivités carnavalesques ?

Dans une perspective sociale, on serait tenté d’y déceler un processus cathartique du fait que l’agressivité collective, dont le roi est l’objet, s’exprime afin de mieux renforcer l’unité de la société.

Renforcer la société serait une idée qui s’accorderait idéalement à une société qui, avant l’avènement du règne du roi carnaval, serait perçue et considérée comme parfaitement homogène et unie. Or les sociétés qui accueillent les carnavals que nous avons observés ressemblent sociologiquement davantage à de grands ensembles complexes et hétérogènes agglomérés, surtout dans le cas de la Réunion et de la Guyane.

De plus, le roi carnaval est le représentant d’une communauté considérée comme folle et irresponsable, et de ce fait, il initie et insère le désordre dans l’ordre même de la quotidienneté. Sa puissance apparaît ainsi dangereuse pour l’ordre établi et pour la société elle-même, en tant que telle, et le rituel du régicide carnavalesque est un rituel indispensable et propre aux différents scénarios du carnaval.

Existe-t-il alors une correspondance entre la constance du rituel et le maintien d’un équilibre social que précarise cycliquement l’univers carnavalesque? Pourquoi la présence esthétique et systématique d’un roi carnaval et pourquoi son régicide rituel ? Pourquoi l’autorisation faite au peuple de vivre sous l’autorité d’un roi fantasque est-elle cyclique ?

Nous allons alors tenter ici de démontrer qu’une orientation politique, plutôt qu’uniquement sociale, ouvrirait un ensemble de perspectives et de réponses plus vaste et peut-être plus précis concernant la figure récurrente du roi carnaval et de son régicide systématique.

Nous pensons en fait que l’exécution rituelle du roi carnaval repose, comme un instrument idéologique, davantage sur un acte collectif de légitimation d’un pouvoir politique et du renforcement de ses moyens de gouverner, en résonance à un conservatisme rationnel des valeurs de la vie quotidienne.

Nous nous positionnons donc dans le questionnement plus général et anthropologique des rapports potentiels qui unissent, chez l’homme, l’acte rituel et la notion politique, qui lient ritualité et manière de gouverner, de maintenir et d’afficher collectivement un pouvoir.

Nous postulons ainsi que l’efficacité rituelle se définit dans le pouvoir du contrôle et dans le contrôle du pouvoir.

Tentons alors d’approfondir ce projet idéologique dans une perspective comparative.

Notes
332.

John Frazer, cité par Luc de Heusch, Roi né d’un cœur de vache, Paris, Gallimard, 1981, pp. 13-14.