2 – Royaume carnavalesque

2-1 – Gigantisme

Les rois carnavals, tout comme les Reuzes ou autres géants du Nord de la France, sont atteints de gigantisme et, en cela, ressemblent fort aux dignes descendants de Gargantua, embarqués dans les aventures épiques célébrées par Rabelais au XVIe siècle. Les rois carnavals de Chalon, de Cayenne ou de Saint Gilles 333 , sont aussi frappés de gigantisme, comme pour les rapprocher d’une catégorie plus proche de la divinité que de l’humanité ; du moins, ils montrent leur souveraine domination de monarque paternel et protecteur. Le haut et le grand semblent être une catégorie inaccessible à l’homme, proche de la surhumanité, de la surréalité.

Il est à noter que cette exagération hyperbolique de l’image de son représentant monarchique marque également les chars allégoriques des défilés carnavalesques chalonnais.

Bachelard, dans sa Poétique de l’espace 334 , parle d’un processus de gullivérisation. Et il existe effectivement un procédé de gullivérisation qui nous parait être un des traits caractéristiques de l’art carnavalesque.

Le roi carnaval, dans chacun des carnavals rencontrés, subit le premier ce trait de disproportion esthétique. A Chalon, les représentations iconographiques qui ornent les chars allégoriques sont également pour l’ensemble issues d’un même schème de gullivérisation. Les Reuzes, plus précisément à Dunkerque, figurent aussi cet imaginaire gullivérisé. La population devient infantile, voire naine, ou encore lilliputienne devant ces géants qui, à la fois, montrent une domination et une protection sur leur petit peuple, mais activent de ce fait un principe narcissique pour l’ensemble de la population qui reconnaît ce monarque comme symbole de la localité.

Les roi carnavals peuvent dans cette perspective, grâce à leur taille inhumaine, être identifiés à des dieux mais tous gardent néanmoins un visage humain, découvert, ce qui réduit d’autant leur potentialité de folie révolutionnaire, et les rapproche vers une condition davantage quotidienne ou rationnelle. Le principe d’identité en est alors consolidé et entretenu, et l’ordre public conservé.

Dans la religion chrétienne, le visage de l’homme est le reflet d’une grâce divine accordée en contrepartie de sa soumission. L’Inquisition couvrait, par exemple, la tête des hérétiques ou des sorcières condamnées au bûcher afin que la société les renvoie dans une insignifiance dogmatique.

À visage découvert, ce roi gigantesque d’un royaume composé de sujets masqués plus petits en taille, exhibe de façon ostentatoire le visage convaincu de sa propre identité.

La ritualité narcissique du visage découvert dans un monde de masques développe son potentiel sémiotique : c’est un monde où la vue est le sens principal, la représentation et le paraître, ses moyens essentiels.

Notes
333.

La première année de sa sortie, la taille du Roi Dodo fut telle qu’il fallut durant le défilé le démonter régulièrement pour lui permettre de passer sous les fils électriques traversant les rues de la ville.

334.

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957, p. 142.