Il est une exception notoire, dans le régicide rituel carnavalesque, qui signale qu’à Chalon-sur-Saône, le roi carnaval doit, on l’a vu plus haut, non seulement brûler mais, simultanément être pendu et noyé dans la rivière, la Saône, en contrebas du pont sur lequel il est précisément pendu et incinéré.
D’une part, si l’acte rituel carnavalesque d’associer deux éléments substantiels est un acte symbolique de purification, « On ne peut pas déposer l’idéal de pureté 347 n’importe où, rappelle Gaston Bachelard, dans n’importe quelle matière. Si puissant que soient les rites de purification, il est normal qu’ils s’adressent à une matière qui puisse les symboliser. L’eau claire est une tentation constante pour le symbolisme facile de la pureté. Chaque homme trouve sans guide, sans convention sociale cette image naturelle 348 ».
En effet, « L’eau est l’objet d’une des plus grande valorisations de la pensée humaine : la valorisation de la pureté (…) L’eau accueille toutes les images de la pureté 349 ». Cependant l’eau de la Saône qui coule à Chalon, à la nuit tombée, n’est pas une eau claire et limpide, et ce même si elle est éclairée par le dessus du pont-potence du roi carnaval chalonnais. C’est une eau sombre, en perpétuel mouvement dont on ne peut, à l’œil nu, sonder les profondeurs. Ce ou ceux qui y pénètrent se rendent immédiatement invisibles, comme engloutis par les eaux obscures et emportés par le courant.
L’eau impure, pour l’inconscient collectif est, à l’inverse des eaux claires, un symbole du mal, « un réceptacle ouvert à tous les maux ; c’est une substance du mal » 350 écrivait Gaston Bachelard. Et l’eau impure sera alors chargée de tous les maléfices et de tous les méfaits, le mal aura, comme dans la personnification de l’univers carnavalesque, une forme active.
Le mal passe ainsi d’une qualité à une substance, il revêt alors un aspect mais seulement pour comprendre une action. Ce qui est mauvais dans sa substance visible est mauvais dans son ensemble. Les sujets du roi carnaval deviennent alors aussi mauvais que leur roi accusé du mal et des méfaits survenus, une année durant, sur la ville.
Dans une autre interprétation, davantage symbolique, on pourrait supposer que la moindre impureté infeste immédiatement toute substance pure. L’ordre, détruit par un acte désordonné, est parfaitement symbolisé par le roi carnaval, perçu alors comme un personnage malsain. Le manichéisme de l’eau, pure ou impure, rappelle aisément le manichéisme social et politique de l’ordre et du désordre ; et la pureté est du côté du bien, que s’est approprié la catégorie de l’ordre.
À l’inverse des eaux dormantes, des eaux mortes, stagnantes, calmes ou silencieuses qui représentent le support matériel de la mort immobile tout en gardant leur beauté et leurs reflets, les eaux qui coulent, substance agitée, peuvent être aussi substance de mort comme elles sont substance essentielle de vie pour les vivants.
L’eau mêle les symboles ambivalents de la vie et de la mort. Mais l’eau vivante, l’eau courante dispose d’une valeur rationnelle, celle qui emporte les immondices, d’autant que les eaux courantes emportent avec elles au loin tout ce qui y tombe. La fabulation ou la dynamique créatrice – plutôt que réaliste – du lointain est une composante essentielle de l’eau courante. Cette fonction n’est donc pas de purifier mais plutôt de nettoyer, d’éradiquer, de disperser, d’envoyer au loin, dans l’au-delà. La mer qui reçoit ce que charrient les cours d’eaux dissipe, éparpille, désunit, mais rentre encore davantage dans cette symbolique de l’imaginaire du lointain.
Ainsi lorsqu’on veut livrer les vivants à la mort totale, sans recours, on les abandonnera aux flots, à la force de l’eau ; et l’eau, comme le feu, est un élément de mort radicale, complète.
L’eau aspire les ombres et offre ainsi une tombe quotidienne à ceux qui n’en n’ont pas eu, ou à ceux à qui la sépulture fut refusée.
En italique dans le texte
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1993 (1ère éd. 1942), p. 182.
Ibidem, p. 20.
Ibidem, p. 189.