Feu et eau

D’autre part, dans le régicide carnavalesque chalonnais, l’eau est unie à son contraire, le feu. Le rituel carnavalesque bourguignon a choisi en effet de marier ces deux éléments destructeurs.

L’eau mariée à la terre est une puissance créatrice reconnue, mais mariée au feu, l’union forme une puissance bivalente, hautement et autant destructrice que les deux éléments sont contraires ; le mariage des contraires pour engloutir plus sûrement encore la dépouille du roi carnaval qui vient tout juste d’être pendu.

En démultipliant chacune des deux puissances, le régicide rituel carnavalesque s’assure que toute source, tout gène, toute infime partie du symbole et de l’incarnation du désordre seront à tout jamais et substantiellement réduits à néant. Néanmoins Gaston Bachelard avance le contraire : « Dans le règne des matières, on ne trouvera rien de plus contraire que l’eau et le feu. L’eau et le feu donnent peut-être la seule contradiction vraiment substantielle. Si logiquement l’un appelle l’autre, sexuellement l’un désire l’autre. Comment rêver de plus grands géniteurs que l’eau et le feu 352  ! » Dans les légendes populaires, argumente-t-il, les fontaines naissent souvent « d’un coup de foudre », ou parfois « la foudre sort d’un lac violent » ; la rencontre de la masculinité du feu et la féminité de l’eau ne peut qu’avoir un rôle matrimoniale et sexuel, donc créateur et séminal 353 .

Le feu étant en effet généralement un élément masculin, et l’eau un élément plutôt féminin, on touche ici à un autre rituel, celui de fécondation rappelant ainsi que si la source du mal est détruite, c’est pour qu’elle renaisse, de ses cendres, l’année suivante.

L’eau dispose effectivement cette fonction revitalisante. « Dans l’eau, avance Mircea Eliade, tout se « dissout », toute forme est désintégrée, toute « histoire » est abolie ; rien de ce qui a existé auparavant ne subsiste après une immersion dans l’eau ; aucun profil, aucun « signe », aucun « événement ». L’immersion équivaut, sur le plan humain, à la mort sur le plan cosmique, à la catastrophe (le Déluge) qui dissout périodiquement le monde dans l’océan primordial. Désintégrant toute forme et abolissant toute histoire, les eaux possèdent cette vertu de purification, de régénération et de renaissance (…) Les eaux purifient et régénèrent parce qu’elles annulent l’« histoire », restaurent – ne serait-ce qu’un moment – l’intégrité aurorale 354 . »

Marier le feu et l’eau, c’est donc bien rendre fécond, le temps d’une gestation symbolique, le meurtre rituel.

Associer, de manière symbolique, la mort et la naissance, le feu et l’eau, dans un même rituel, n’est pas chose extravagante. N’utilise-t-on pas d’ailleurs l’expression « laver des impuretés » par l’action purificatrice du feu.

La déesse Déméter, dans la mythologie grecque, en ce sens, aurait placé le héros terrestre Démophon dans les flammes d’un four pour le « laver » des impuretés terrestres et le rendre par la suite immortel. La ressemblance est, là aussi, opportune dans le rituel carnavalesque.

Malgré tous les efforts rituels entrepris pour détruire et expulser le symbole du mal et du désordre, il reviendra, quoiqu’il arrive, lavé de toute impureté, purifié, l’année suivante pour clore et initialiser un nouveau cycle, celui des saisons, soulignant et rappelant à juste titre et par la même occasion son caractère immortel. « L’eau est vraiment l’élément transitoire, elle est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige 355 ».

Et la recherche collective, non du changement mais du renouveau, fait bien appel à la pureté. C’est ce que souligne Mary Douglas dans son ouvrage sur la souillure : « La quête de la pureté s’accompagne toujours de refus (…) La pureté est ennemie du changement, de l’ambiguïté, du compromis (…) le paradoxe ultime de la quête de la pureté est que c’est une tentative pour contraindre l’expérience à entrer dans les catégories logiques de la non-contradiction 356  ».

Le rituel du régicide carnavalesque est donc, en ce sens conservatiste, un rite de purification mais tout autant un rituel de fécondation, de création, ou tout au moins de renouveau, à l’image du renouveau cosmique et agraire.

Comment interpréter cette contradiction ? Est-ce à dire que l’association des contraires produit un effet inverse que celui de chacun des éléments pris séparément ? Penserait-on plutôt que ce mariage de contraires crée une ambivalence, une ambiguïté qui rappelle celle du monde singulier de carnaval, entre imaginaire et réalité? Ou doit-on alors considérer qu’en dépit de l’élément choisi - un seul ou plusieurs - pour faire disparaître le symbole d’un désordre social, le roi carnaval réapparaîtra, bien vivant, l’année suivante, pour débuter un autre cycle ?

Si la réponse ne peut être fournie ici, la question ouvre une nouvelle quant à la perception téléologique du rituel du régicide systématique dans les carnavals observés : pourquoi s’évertuer à faire disparaître un corps symbole, alors que chacun sait qu’il se manifestera substantiellement, physiquement et culturellement au printemps prochain ?

Il faudrait alors peut-être réponde à cette vaste interrogation en sortant du cadre strictement rituel.

Nous pensons alors que la véritable combinaison, ce mariage alchimique de l’eau et du feu, c’est celle qui permet à la lumière du feu de prendre une tonalité nouvelle et amplifiée près de l’eau, et de prendre alors la place des ténèbres de l’hiver

La nuit, au moment de l’exécution du roi carnaval chalonnais, l’eau est noire mais reflète admirablement la lumière du feu qui décime les matières composant l’effigie carnavalesque. Cette combinaison consubstantielle, c’est le symbole ancestral amplifié, ennobli et esthétique du renouveau saisonnier, du réveil de la terre et des hommes, et de la victoire de la lumière sur la nébulosité, du clair sur l’obscur, de l’ordre sur le désordre.

L’union rituelle et culturelle de deux éléments, de deux substances, deux matières originelles, vient en définitive soutenir un choix commun de vie, une valeur sociale, idéologique et politique.

Nous retrouvons alors là le caractère substantiel de « l’eau de Jouvence », l’eau qui fait vivre dans la mort et par delà la mort.

Mais quand est-il de Saint Gilles 357 ou de Cayenne, qui n’utilise pas ce mariage consubstantiel des éléments pour anéantir un symbole, mais bien un seul élément originel, le feu ? Le besoin d’extirper le mal – aussi bien dans les actions des hommes que dans la société – est bien réel dans les rituels carnavalesques extra chalonnais, mais le feu seul est utilisé pour accomplir cette besogne rituelle.

Écartons nous alors quelque peu à présent du cadre poétique et irrationnel pour envisager une réponse davantage logique à la problématique de la présence et de la destruction finale systématique du roi carnaval dans le scénario de cette fête cyclique.

Notes
352.

Ibidem, p. 133.

353.

Ibidem, pp. 134 – 135.

354.

Mircea Eliade, Traité d’Histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 173.

355.

Gaston Bachelard, op.cit., pp. 8-9.

356.

Mary Douglas, De la souillure, Paris, François Maspéro, 1981, (1ere éd. 1967), p. 173.

357.

Le roi Dodo du carnaval de Saint Gilles est exécuté sur la plage, au bord de l’eau, mais nous pensons que le choix du lieu est davantage un choix pratiquement « spatial » (loin des habitations, de le végétation et un espace suffisamment large pour accueillir une foule compacte en un point précis) plutôt qu’un choix signifiant en terme de symbole.