Le terme sacrifice vient de sacrum facere : faire ou rendre sacré. C’est donc l’acte par excellence qui permet de relier l’homme au numineux et au divin, et éventuellement, d’entrer directement dans sa sphère.
À l’origine le sacrifice était une offrande d’un animal, d’un végétal ou d’un humain que l’on tuait pour s’attirer les bonnes grâces des puissances surnaturelles. Par euphémisation, le sacrifice est devenu l’idée de perte par laquelle on devient digne de communication ou de commerce avec le divin.
Entendons alors le sacrifice non comme un type particulier de rite mais plutôt comme un genre qui en contient d’autres, comme une action rituelle dans laquelle on se prive de ce que l’on offre.
Ce qui est offert est souvent considéré comme un objet sensible symboliquement doué de vie. Ce n’est pas non plus uniquement un échange entre deux mondes pour en obtenir quelques faveurs ou reconnaissances, ou autres expiations d’une surnature, puisque l’objet lui-même est détruit.
L’explication totémique serait également à écarter, selon Claude Lévi-Strauss, puisque le but du sacrifice est d’instaurer un rapport de contiguïté et non de ressemblance, comme dans le totémisme.
Le sacrifice permet la substitution alors que le totémisme établit une liaison entre une espèce vivante et un groupe restreint d’hommes et de femmes.
L’acte culturel, social et politique strictement ritualisé dans l’univers carnavalesque, qui d’autre part, rappelons-le, constitue une constante de tout carnaval, est en effet le régicide, le sacrifice du roi carnaval, la substitution des pouvoirs dans un autre être.
La décrépitude de l’incarnation céphalée du pouvoir, symbole entropique de toute société, est le signe de la mort de l’ordre établi par lui-même. Mais comme la vieillesse est inévitable pour les mortels, en certains pays ou ethnies africaines, le seul moyen de détourner le péril chaotique ou anarchique est en effet le déicide 358 et ainsi le transfert des forces divines – considérées comme telles – ou décisionnelles ou encore politiques dans un corps plus jeune apte à incarner le principal symbole social et politique d’une communauté.
Le roi sacrifié emporte ainsi avec lui l’ensemble des troubles qui pèsent sur la communauté, jouant alors le rôle de bouc émissaire.
À la mort d’un chef, chez les Mundang du Tchad par exemple, il est déclaré une période taboue pendant laquelle toute activité est interdite. Si malgré cet ensemble collectif de précaution, l’homme ou le groupe a subi une quelconque souillure, on a alors recours aux rites de purification pour éliminer l’objet ou l’individu tabou. Dans d’autres cas, on utilise des symboles pour laver l’impureté.
Mais pour éliminer globalement les fautes ou souillures accumulées tout au long de l’année, il est choisi un objet ou un être vivant, animal ou humain, qui est censé recueillir sur lui toutes les impuretés. Il est ensuite chassé ou détruit. C’est la pratique humaine du bouc émissaire.
Le sacrifice du bouc émissaire du carnaval n’est toutefois pas une oblation puisque dans ce cas l’objet resterait intact alors que dans le carnaval, on se débrouille pour que le bouc émissaire disparaisse totalement.
C’est une pratique qui élabore, de façon rituelle, une transformation d’un principe profane en principe fondamentalement sacré, dont les symboles et les manifestations ne sont plus immanents mais spécifiquement transcendants, c’est-à-dire à la fois extérieurs à la condition humaine mais capables en retour de fonder la communauté humaine.
Ces pratiques sont repérées par les historiens depuis l’Antiquité où les cultes d’Osiris ou de Déméter, avec leurs mythes de meurtres et de renaissance au cycle de la végétation d’homme- dieux, attestent de leur européenne et lointaine existence. On tuait et on mangeait l’esprit de la végétation soit sous forme humaine soit sous forme animale.
James Frazer a vu dans ces pratiques l’ancienneté du christianisme où un dieu fait homme se sacrifie pour régénérer l’humanité. Il est vrai que la victime, en s’imprégnant de vertus mystiques par des rites de sacralisation, se divinise en partie, mais le dieu et la victime ne s’identifient pas totalement dans le sens où le sacré demeure transcendant.
Avant d’être tué, le captif aztèque, qu’évoque Frazer pour illustrer ses propos 359 , devait passer par toute une série de rites de consécration avec sa mort et sa résurrection, afin de jouer le rôle donné aux dieux dans la mythologie. Cependant, on peut considérer que la confession chrétienne des péchés est effectivement un rite cathartique : en énonçant les fautes, on expulse la souillure qui y était attachée.
Le roi carnaval, quant à lui, concentre en sa personne chacune des fautes que la société a subies ; en exécutant publiquement l’effigie humaine, les fautes et avec elles les sources des maux s’évanouissent ou disparaissent.
Si l’on considère le roi comme une figure divine.
James Frazer, Le Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, 1984. (1ère éd. 1890)