Théâtre et justice

La mort constitue la limite extrême de tout être vivant, mais dans l’univers carnavalesque la mort, celle du roi carnaval – le Roi Dodo à la Réunion, le Roi Vaval en Guyane, le Roi Carnaval ou Cabache à Chalon – est un spectacle, elle est le rituel collectif d’une opération sacrificielle consistant à mettre fin aux festivités carnavalesques.

On pourrait alors penser que ritualiser la mort, comme le font chacun des scénarios carnavalesques, fait fonction d’exorcisme pour la population, et ce d’autant que la mort du roi reste étrangère à tout un chacun : c’est la mort d’un autre. Toujours est-il que le roi carnaval subit la peine de mort ordonnée par une justice populaire.

« La mort est un supplice dans la mesure où elle n’est pas privation du droit de vivre, mais elle est l’occasion et le terme d’une gradation calculée de souffrances : depuis la décapitation – qui les ramène toutes à un seul geste et dans un seul instant : le degré zéro du supplice – jusqu’à l’écartèlement qui les porte presque à l’infini, en passant par la pendaison, le bûcher et la roue sur laquelle on agonise longtemps 367 ». Le supplice de la mort, prononcé par un tribunal judiciaire, inflige l’ultime supplice au condamné. Mais ce supplice fait partie intégrante du rituel judiciaire. La mort pénale est en effet ritualisée. C’est un élément, dans le système punitif judiciaire, qui doit être public afin que toute la population constate la mort, à la manière d’une cérémonie de triomphe.

La publicité, c’est-à-dire la mise en public et en scène de la condamnation d’un être humain ne saurait être que le cérémonial des autorités judiciaires se manifestant dans la force. En d’autres termes, le rituel du supplice est un rituel organisé en faveur de la manifestation des autorités en place et de son pouvoir politique à punir.

Mais à la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe, correspondant au nouveau système pénal en France, le spectacle public de la mort, de la punition publique de la peine de mort s’éteint. « Que les peines soient modérées et proportionnées aux délits, que celle de mort ne soit plus décernée que contre les coupables assassins, et que les supplices qui révoltent l’humanité soient abolis 368  ».

La punition cesse peu à peu, à cette époque, d’être une scène de spectacle. Le supplicié n’est plus un objet d’admiration et la punition en elle-même devient la part cachée du complexe processus pénal. La théâtralisation de la justice cache sa propre violence : « La justice ne prend plus en charge publiquement la part de la violence qui est liée à son exercice. Qu’elle tue, qu’elle frappe, ce n’est plus la glorification de sa force, c’est un élément d’elle-même qu’elle est bien obligée de tolérer, mais dont il lui est difficile de faire état 369  ». En d’autres termes le châtiment n’est plus un spectacle.

En revanche, c’est la condamnation elle-même qui va prendre le devant de la scène et va devenir progressivement un spectacle public. L’accusé est marqué d’un signe négatif au moment de l’audition de sa sentence. Les magistrats sont donc libérés de l’acte de châtier en même temps que les pratiques punitives publiques deviennent pudiques.

Les bourreaux cessent d’être aussi des criminels, et les juges des meurtriers. La punition, ou l’expiation du mal, sera dissimulée dans le désir officiel d’une orthopédie humaine et sociale, celle de corriger et de rétablir. Il fallait donc ne plus toucher au corps pour atteindre autre chose que le corps lui-même. Le corps du condamné est devenu un instrument ou un intermédiaire, il est alors simplement frappé d’interdits multiples : « Utopie de la pudeur judiciaire : ôter l’existence en évitant de laisser sentir le mal, priver de tous les droits sans faire souffrir, imposer des peines affranchies de douleurs. Le recours à la psycho-pharmacologie et à divers « déconnecteurs » physiologiques, même s’il doit être provisoire, est dans le droit fil de cette pénalité « incorporelle » 370  ».

Mais au tournant du XIXe siècle, vers les années 1830-1840, estime Michel Foucault, est exclue du châtiment la mise en scène des sévices infligés au corps du condamné, la punition corporelle n’est plus donnée en spectacle. La justice criminelle développe alors une « pénalité de l’incorporel ».

En finalité, ce qui est jugé et condamné ce n’est pas tant l’agression ou le délit, c’est davantage l’agressivité ou l’inadaptation, en somme le désordre occasionné par l’acte. Donc les mesures prises par les autorités judicaires sont plutôt des mesures de sûreté pour l’ordre, pour protéger l’ordre et ses lois édictées pour le maintenir. Ce sont en réalité des moyens de contrôle sur l’individu.

Mais alors pourquoi, dans le monde carnavalesque, le roi est puni de l’ultime sentence, pourquoi le roi carnaval est-il exécuté en public alors que cette pratique est abolie en France ? Pourquoi subit-il les pires souffrances par le feu, et même dans un rituel triptyque par pendaison, feu, et noyade dans le rituel chalonnais ? Est-ce que l’exécution d’un roi doit être en marge du code pénal ?

Notes
367.

Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 38.

368.

Cité par Michel Foucault, op.cit., p. 75.

369.

Ibidem, p. 15.

370.

Ibidem, p. 17.