La personnalité du roi carnaval n’est pas évoquée lors du procès, ou du moins à l’annonce publique de la sentence, et c’est davantage pour juger ses actes et ce qu’il représente en général pour l’ordre établi qu’il comparait devant la justice. Si à Chalon on l’a fait venir écouter sa propre sentence en public, à travers les rues avec tant d’emphase et avec une si grande application à le montrer, c’est bien pour juger sa personne en tant que représentante unique d’un ordre licencieux et subversif.
Dans tout le rituel pénal, depuis son beurdolage, jusqu’aux dernières traces de la peine en passant par la sentence et par l’information judiciaire préliminaire, on a fait pénétrer dans son corps l’ensemble des maux dont a souffert ou souffre toujours la population locale.
Il est en somme jugé non seulement sur ce qu’il a fait mais effectivement sur ce qu’il est et sur ce qu’il représente.
Le corps du roi carnaval endosse donc à la fois une vérité des crimes 371 qui lui sont attribués et porte, rituellement, cette condamnation en plein jour et en public. Son corps est montré, promené, exposé et parfois malmené devant la population et durant les défilés carnavalesques, il est même « sauté à la couverture » à Chalon, il est en cela le support public des maux de la population. Mais l’exposition, la présentation du monarque à toute la population durant la période festive permet d’exposer au regard de tous le symbole comme un étalon inversé de l’ordre social. Livré à la ritualité carnavalesque, le corps du roi ressort ainsi chargé de signification sociale.
En qualité de signifiant social, en lui, et sur lui, l’acte de justice ainsi que la responsabilité des maux sociétaux sont et doivent être visibles de tous, durant la période carnavalesque. C’est entre autre l’éclat public de la vérité du roi bouc émissaire.
En somme, avant même sa sentence, on fait du corps du roi carnaval le réceptacle des maux de la société, et donc de sa propre et future condamnation. Il est chargé involontairement de proclamer lui-même sa condamnation et ainsi d’attester de la vérité de la responsabilité des crimes qui lui sont reprochés, « sauvant » en cela le reste de la population, déclarée de ce fait irresponsable. Le roi carnaval reconnaît en définitive solennellement l’ensemble de ces crimes.
La lecture de sa sentence au pied de l’échafaud, comme à Chalon, rappelle encore une fois sa culpabilité irrécusable ; le supplice en constitue la signature.
C’est donc le corps du roi carnaval, qu’il soit de paille et de chiffons ou de carton pâte, qui produit et reproduit la responsabilité de ses crimes.
Les rituels carnavalesques publics, d’exposition, de maltraitance et d’exécution par la crémation, constituent autant d’épreuves symboliques qui font « avouer » publiquement au roi sa responsabilité des crimes.
Le tribunal carnavalesque populaire, à qui l’on a remis les mécanismes de punition légale et à qui on laisse encore entièrement l’appréciation des crimes et délits – absent des rituels réunionnais et guyanais – ne juge donc pas uniquement les crimes commis mais aussi et surtout le symbole que le roi incarne. Le sujet du crime remplace alors l’objet du crime. Il faut dès lors « corriger » le sujet incriminé, non plus pour ce qu’il a fait mais pour ce qui a fait qu’il est devenu ainsi et ce qu’il pourrait devenir, afin de contrôler ses actes et ceux qui risqueraient de l’imiter.
Il revient donc au tribunal de dire et de se prononcer si le sujet est dangereux pour la société ou non, et ainsi de s’exprimer sur la façon de s’en protéger.
Le tribunal carnavalesque chalonnais fonctionne en effet comme un élément extra juridique. Les autorités municipales, par l’intermédiaire du Comité des Fêtes et la Confrérie Gôniotique, font ainsi fonctionner un élément pénal dans un univers non juridique, et se disculpent de ce fait de leur rôle punitif, sans pour autant perdre leur pouvoir de contrôle sur la population.
Transférer de la sorte la fonction pénale, dans un système non juridique, sur une instance populaire, permet ainsi aux autorités locales de masquer et de se détourner de l’opération de punition légale sur un personnage qui symbolise le désordre et la subversion certes, mais qui fut le roi aimé d’une partie de la population.
La punition infligée par le tribunal populaire carnavalesque est donc davantage à considérer dans un sens politique indirect plutôt que dans son seul effet répressif ou pénal.
Nous pensons donc que la méthode punitive ordonnée à l’encontre du roi carnaval par un tribunal non juridique est un procédé politique de pouvoir et de contrôle plutôt qu’une règle de droit, ou même les conséquences d’un système pénal.
Il est ainsi révélateur d’étudier l’ensemble des éléments de l’exécution du roi carnaval, monarque éphémère d’un peuple de fous, à partir d’un système de pouvoir ou de rapport de pouvoirs dans lesquels pourraient se lire un mécanisme politique.
Crimes commis non nominativement et par la population et les autorités d’où qu’elles soient.