5-1 – Pouvoir politique

La société politique, avance le philosophe Jean-Jacques Wunenburger ³⁷⁴ est une œuvre artificielle construite par les hommes, un fait de culture même, qui est souvent comparé à un « corps ». Ce corps, dans le monde carnavalesque, est effectivement et matériellement représenté symboliquement par un roi, être mi-réel, mi-imaginaire, qui incarne à lui seul les valeurs, les croyances, les récits, les légendes, les jeux de représentations et tout l’imaginaire d’une cité, mais c’est un roi qui incarne la folie.

Sont donc confiées à un « fou » la charge et la responsabilité momentanée de l’image publique de la ville. C’est-à-dire que ce personnage singulier, éphémère, est le garant de l’identité de la localité. Le roi personnifie, par exemple, l’unité et l’homogénéité de la population locale. À la Réunion, l’apparence qui est donnée au Roi Dodo est volontairement le reflet – subjectif – d’un métissage physique idéal englobant toutes les « caractéristiques » ou composantes physiques des populations locales : le teint mat, des yeux verts, le nez large.

Mais, avec sa position extérieure au système politique local, cet artefact irrationnel dispose manifestement de peu d’autorité, dans la mesure où il n’a pas d’autorité judiciaire, législative ou exécutive, mais qu’il les subit plutôt.

La destinée de la communauté qu’il représente, ou de la cité qu’il symbolise, ne semble alors pas tributaire de l’exercice du pouvoir centralisé du roi carnaval.

Manifestement, il n’est pas un agent politique au sens propre du terme et ne paraît pas avoir une emprise sur le groupe.

Cependant, le pouvoir qui lui est octroyé n’est pas à négliger, ni à réduire aux seules conséquences d’une simple fête, son pouvoir dépasse comme on le verra le cadre de l’extra quotidienneté.

Le roi carnaval est un être fictif qui personnifie les attributs d’un pouvoir, celui du peuple, il n’en est alors que le représentant, et non un être exceptionnel ou mythique. Mais qu’il soit de chair et d’os - par ailleurs l’identité de celui qui l’incarne physiquement importe peu, de chiffon et de paille comme à Chalon ou de papier mâché comme à Saint Gilles, Cayenne ou encore Chalon, dans l’univers carnavalesque, le roi carnaval matérialise l’image d’une grandeur, celle de la ville, et d’une omnipotence, certes passagère mais qui excède l’autorité politique en place et qui ne prend sens que tant qu’elle ressemble à un puissance ou à une figure politique reconnue et légitime. C’est par ce sens que prend l’effigie carnavalesque chaque année qu’elle peut être dotée des pouvoirs politiques capables de diriger une masse d’individus en fête.

C’est pourquoi l’effigie du carnaval est un roi, c’est-à-dire un monarque - du grec monos, « seul » - capable de concentrer en sa seule figure symbolique l’ensemble des pouvoirs et de l’autorité politique d’une cité, mais aussi celui en qui se concentrent les valeurs et les représentations d’un groupe.

Il est roi aussi parce qu’il n’est pas choisi directement ou même indirectement par le peuple mais plutôt investi par une autre puissance, supérieure ou transcendante, indépendante du peuple. Il pourra ainsi être plus aisément chargé des maux du peuple et de la cité sans que le peuple n’en ressente une quelconque responsabilité.

Il est roi enfin, parce que le pouvoir qu’il matérialise est d’ascendance extra quotidienne et sa sphère d’exercice se trouve en effet à l’extérieur du monde rationnel de la quotidienneté. Les licences carnavalesques en tout genre, qui ont été décrites en première partie, y sont alors tolérés et le double rituel de la mort-renaissance ³⁷⁵ du roi confirme la permanence politique de la royauté.

Il s’agit donc moins, par l’existence de ce roi, de créer un corps réel sous une nouvelle figure politique dissidente ou séditieuse dans l’espace politique, que de construire un corps symbolique, impersonnel, qui incarne et sollicite à la fois l’imaginaire d’un groupe et de présenter l’emblème de ce même groupe. Ni Dodo, ni Vaval, ni Cabache ne gèrent en effet directement des affaires humaines mais ils mettent plutôt en scène, représentent l’imaginaire du groupe ou des groupes qui reconnaissent son autorité royale.

Le carnaval constitue ainsi une construction symbolique d’un autre pouvoir mais qui, pour sa mise en scène, emprunte au politique ses propres attributs et ses systèmes symboliques tout en vidant la sphère carnavalesque d’éléments strictement politiques.

En terme de fonction, son rôle n’est pas moins politique, car c’est à travers lui que se régulent les rapports entre le peuple et les autorités locales, que se régulent les conflits et les disfonctionnements sociétaux, et ce même s’il ne dispose d’aucune autorité ouvertement politique pour les maîtriser. C’est simplement par son intervention cyclique, et sa mort rituelle, qu’agissent les règlements de conflits.

Son autorité dispose donc d’une fonction rituelle et collective : de son vivant ses actes publics symbolisent le désordre politique et sa mort permet de rétablir l’ordre.

Toutefois, si manifestement son rôle est d’ordre social, en termes politiques, et dans le système politique, le roi carnaval et surtout son exécution jouent un rôle dont l’ampleur est davantage décisive.

Opération conventionnelle, son régicide révèle en effet un mécanisme destiné à maintenir l’équilibre du système politique en place. Il est à considérer alors comme un rouage qui permet au peuple un retour à sa quotidienneté et comme un médiateur qui évite toute pénétration du monde carnavalesque dans la rationalité du quotidien.

Il ne représente alors pas l’unité du peuple mais davantage l’instrument de son vivant, par lequel les groupes s’unissent, et grâce à sa mort, le dispositif par lequel les autorités politiques retrouvent leur place.

Voyons alors ceci plus en détail.