5-3 – Autonomie politique

D’une part, comme informe Jean-Jacques Wunenburger, « de même qu’un peuple ne peut avoir d’existence politique que par un pouvoir, un pouvoir n’existe pas sans un Peuple 376 » ; et il poursuit « l’être-ensemble, substrat du politique, qu’est le Peuple, n’est ni un fait spontané ni un pur artefact rationnel. Il est création d’un être mi-réel mi-imaginaire, qui a plus d’unité qu’un agrégat de population et plus de force vitale qu’un idéal-type invoqué par des législateurs 377 ». L’effigie carnavalesque représente doublement et paradoxalement le fondement politique d’un groupe, dans le sens où, sous l’égide d’une force, un ensemble d’individus reconnaît en lui le symbole d’une forme d’union et dans la mesure où son exécution permet à ce groupe de désigner un ennemi commun, et par là de s’assembler face à l’adversité.

D’autre part, le pouvoir souverain du roi carnaval repose entièrement à la fois sur un système politique symbolique et sur une transgression des normes politiques et démocratiques du pouvoir en vigueur. C’est donc un pouvoir qui contraste avec les mécanismes normaux des règles d’autorités. Et c’est pourquoi l’institution royale – et non républicaine ou démocratique – carnavalesque se définit comme transgression ou subversion radicale de l’ordre établi, politique et social. Néanmoins, les cadres spatio-temporels qui circonscrivent la monarchie carnavalesque, et par là, les marges de manœuvre du souverain, soulignent en même temps le caractère extraordinaire de ce régime politique. À ce titre, ces cadres participent à la structuration de la royauté carnavalesque qui la situe à limite même de la société du quotidien.

Le pouvoir dont profite, de façon cyclique, le roi carnaval constitue-t-il alors un réel pouvoir politique autonome, peut-il être considéré ainsi ou représente-t-il un pouvoir purement symbolique ?

Dans le premier cas, on devrait déceler de réelles implications dans la vie quotidienne de la société ; et dans le second, le pouvoir symbolique carnavalesque ne serait qu’une incarnation d’un pouvoir de divertir le peuple de manière ponctuelle.

La réponse n’est pas si flagrante qu’elle n’y paraît !

Ce qu’il y a de certain en revanche, c’est que la chefferie carnavalesque s’institue à partir d’une rupture de l’ordre symbolique du quotidien qui permet dès lors le développement dialectique sur le plan politique et social sans l’intervention d’une structure politique et sociale nouvelle ou encore révolutionnaire.

En effet, roi d’un peuple de fous qui comporte en lui toutes les potentialités de subversion de l’ordre social établi, monarque d’un régime dont le foyer central n’est qu’instabilité et anarchie susceptible de rentrer constamment en conflit, voire en lutte, avec le régime en place, le roi carnaval et son pouvoir symbolisent le désordre, le chaos social, mais stigmatisent aussi en eux l’ensemble des rapports de forces qui peuvent exister entre différents pouvoirs, entre ceux du peuple et ceux qui ont un intérêt à maintenir l’ordre établi.

De même, la mise à mort cyclique du roi carnaval définit avec une intensité remarquable la royauté carnavalesque à l’image d’une explication discursive fournie au préalable au peuple, face à la présence et à l’existence d’un régime politique parallèle co-existant avec celui en place.

On pourrait penser, dans cette perspective, que le roi carnaval jouit d’une autonomie politique souveraine sur ses sujets ; l’arrivée en grande pompe du roi carnaval à Chalon au début des festivités carnavalesques s’apparente à la proclamation publique d’une souveraineté au sein même de la société quotidienne, dans le sens où l’exercice de la souveraineté est la conséquence politique logique d’un processus d’autodétermination. Cependant l’exercice de la souveraineté, une fois l’indépendance politique acquise, donne accès à l’appareil politique proprement politicien de la société locale.

Mais dans l’univers carnavalesque, si le roi dispose d’une relative autonomie à administrer ses fidèles sujets, il ne peut en revanche profiter d’une réelle indépendance politique ; son exécution corporelle en est l’un des moyens de l’en empêcher.

La caractéristique principale du royaume carnavalesque est de disposer statutairement d’une souveraineté extrêmement limitée dans le temps et dans l’espace, et de ce fait de ne jouir que de certains attributs classiques liés à une réelle et rationnelle autonomie politique souveraine.

Hormis le drapeau qu’exhibe la confrérie carnavalesque de Chalon, de fidèles dignitaires, parfois une garde rapprochée, le royaume carnavalesque, qu’il soit bourguignon, réunionnais, guyanais ou encore dunkerquois, n’émet ni timbres ni monnaies, ne prélève pas d’impôt et n’entretient pas d’armée.

Le roi carnaval est donc le représentant d’un royaume éphémère autonome, certes, mais certainement pas indépendant ; il dépend au contraire entièrement, et surtout financièrement, des autorités locales. Le monde carnavalesque est ainsi une entité politique qui bénéficie d’un statut d’exception temporelle à l’intérieur d’un système politique déjà établi, qui ne le tolère que dans un espace délimité, que totalement dépendant 378 .

C’est pourquoi la représentation du pouvoir carnavalesque doit être mis en scène périodiquement, pour activer et réactiver ponctuellement sa crédibilité ainsi que pour garantir son exercice dans le temps, et ce même après sa mort symbolique.

Notes
376.

Jean-Jacques Wunenburger, op.cit., p. 45.

377.

Ibidem, p. 45.

378.

À l’image des DOM-TOM français qui demeurent incontestablement des formations sub-étatiques, dépendant entièrement économiquement, administrativement et politiquement, de la métropole, et ce quelque soit le stade d’autodétermination, d’indépendance ou d’autonomie ou encore l’avenir promis.