C’est donc dans une région non officielle et non structurée politiquement et légitimement – celle de la fête donc – qu’émane une forme de pouvoir politique qui provoque les autorités en place, et les oblige à réduire l’autonomie de cette forme de pouvoir.
Le roi carnaval devient alors un roi interstitiel situé dans les interstices du pouvoir, ceux-là mêmes qui n’offriront jamais la légitimité politique essentielle et nécessaire à l’autonomie de son pouvoir.
C’est pourquoi le roi carnaval apparaît, comme dans une représentation théâtrale, autour d’un personnage virtuel sous la forme visible et palpable d’un acteur ou d’un artefact construit en diverses matières qui en assure la mise en scène.
L’accusation et l’exécution publique de son représentant signifient, à titre d’exemple, à l’ensemble de ses sujets qui le soutiennent ou seraient tentés de le soutenir, un avertissement sans frais et sans sommation. Désigner l’autorité carnavalesque comme la manifestation d’un pouvoir antisocial constitue un autre exemple. Le situer dans une région inconnue, ou mal située, pour le roi carnavalesque chalonnais 379 , venant de l’extérieur de la ville, à la manière d’un étranger, en représente un troisième. La bouffonnerie qui caractérise le souverain en personne en constitue également un énième exemple.
Le contre-pouvoir carnavalesque est ainsi rejeté dans les interstices non structurés et méconnus de la société afin de sacraliser sa dé-légitimité et sa déstructuration politique au yeux de l’ensemble de la population, faisant de ce fait reposer cette forme de pouvoir ponctuelle sur la non structure et l’inconnu, voire l’étranger – ou l’étrangeté.
Ce pouvoir serait ainsi considéré comme marginal et comme tels seraient aussi considérés les autorités et les individus s’y reconnaissant, inspirant par là les mêmes craintes et les mêmes antipathies que les marginaux reconnus et désignés dans les sociétés occidentales.
Ainsi le pouvoir et l’autonomie qui sont attribués au roi carnaval symbolisent l’ambiguïté et la contradiction sociale tout comme l’incompatibilité et une impossible articulation avec la responsabilité, l’ordre établi et la société elle-même.
Son royaume est un lieu dont le système politique n’a aucun fondement et où l’exercice de l’autorité politique n’a aucune raison d’être.
Le roi carnaval voit alors qualifiée sa légitimité de roi d’intruse ou de marginale dans le système et le champ politique local et ses compétences à gouverner réduites au ridicule. En d’autres circonstances on pourrait dire que le roi carnaval n’est pas pris au sérieux et donc incapable de prendre les rênes d’une société et la responsabilité politique de ses citoyens.
Étranger et marginal, en somme différent comme, en finalité, il est dessiné, le roi carnaval représente un danger pour la société et une menace pour l’ordre établi et sert ainsi de prétexte pour légitimer son élimination et son cantonnement dans un univers tant politique que social en dehors de toute rationalité ou logique reconnues.
Accusé de marginalité il est alors expédié sans ménagement dans un espace hors de toute légitimité et de toute structure, dans un monde irrationnel.
Il constitue, en d’autre termes, un pouvoir dangereux et incontrôlable qu’il convient alors d’éradiquer ou du moins de contrôler, afin qu’aucune autonomie politique n’apparaisse évidente ou notoire au sein de ses sujets, qui ne sont autres que, rappelons-le, les membres de la société qui accueille ponctuellement ce monarque des fous.
Son exécution publique constitue ainsi une forme de contrôle politique et social sur ce représentant éphémère d’un monde surréaliste et imaginaire et le pouvoir qu’incarne le roi carnaval devient un pouvoir informel exercé par une autorité marginale, antisociale.
L’ordre établi est ainsi protégé par le système socioculturel armé de pouvoir politique, celui-là même qui marginalise toute autre forme de pouvoir politique.
C’est dire qu’une forme de pouvoir politique ne peut être légitimée politiquement que dans la mesure où elle est issue d’une structure contrôlée et surtout contrôlable ; qui s’oppose donc a priori au système politique carnavalesque - lui-même n’inspirant que danger et crainte, pour et par la société elle-même.
L’autonomie et la légitimité du roi carnavalesque sont mises en doute, et c’est pour cette raison politique qu’il est écarté de tout pouvoir légitime. Le doute, dans la sphère du politique, constitue un élément prééminent et quasiment irrévocable d’exclusion.
On comprend alors comment et pourquoi l’accusation 380 et l’exécution publiques de ce monarque intermittent sont les armes puissantes d’un pouvoir légitime exercé à l’encontre d’une menace non pas seulement d’un désordre ou d’un chaos social mais aussi contre un rival potentiel.
L’accusation d’illégitimité, en tant que dénonciation et en tant qu’elle souligne une confusion, voire un mauvais usage de l’autorité, constitue ainsi une arme qui permet de mieux distinguer et définir le système politique établi et par là, de le renforcer.
En effet, accuser le roi carnaval de tous les maux et troubles survenus dans la ville, durant toute l’année, revient à le dénoncer, par une illustration notoire et ostensible pour tous, d’un mauvais usage du pouvoir et de l’autorité politique. Une accusation qui touche le quotidien même du peuple et dont les méfaits sont visibles ou font partie intégrante du système social, en est d’autant plus flagrante et l’argumentation d’autant plus claire
Le roi perd alors immédiatement son seul soutien, c’est-à-dire le peuple, et de ce seul fait, son autorité et son pouvoir à gouverner ; le contraire permettrait, à l’inverse, au pouvoir carnavalesque d’établir sa propre légitimité avec l’appui du peuple.
Au-delà de l’accusation, la sanction corporelle, l’exécution apparaît comme pour montrer que l’autorité illégitime carnavalesque ne remplit pas correctement son rôle, et que de ce fait elle doit être punie, sanctionnée.
Le meurtre du roi entaille ainsi la structure même du lien social qui unissait les participants aux festivités désordonnées et désordonnantes du carnaval afin d’objectiver un processus d’autodestruction de cette communauté, qui devient alors éphémère, à l’image même de son roi.
Les sujets gouvernés se débarrassent ainsi violemment, par une exécution publique, de leur représentant devenu impopulaire et reconnu source de conflits et de chaos, mais les autorités légitimes en place s’assurent également, par là, de l’éradication de l’espace politique d’une autre autorité dont la légitimité s’avère inférieure ou – devenue – négative.
L’accusation publique sert ainsi non seulement d’arme politique mais aussi de caution populaire.
Ce propos illustre de façon synthétique l’hypothèse de ce chapitre, selon laquelle l’exercice du pouvoir est réservé au détenteurs et à ceux qui maîtrisent l’énonciation de la légitimité politique et de fait, sociale, et rejette dans le néant – dans l’illégitimité politique donc – ceux qui n’en disposent pas. Tel est le cas du roi carnaval rejeté dans la marge politique et expédié dans la responsabilité de tous les maux de la société.
Le pouvoir carnavalesque est donc une forme de pouvoir symbolique prédisposée inévitablement au fiasco ou à la faillite et vouée inexorablement à l’échec politique. C’est cet insuccès qui fera rejaillir sur les autorités en place autant de légitimité que le roi carnavalesque pouvait en manquer.
Concrètement, le roi carnaval est un roi qui, par essence, ne peut logiquement et légitimement exercer son propre pouvoir, ou un encore pouvoir délibéré. Ce sont les conditions d’existence et les caractéristiques spécifiques mêmes de son royaume qui l’empêchent de gouverner.
Le royaume carnavalesque et le politique paraissent donc incompatibles voire antinomiques dans une même société, mais en lien avec la politique, l’espace singulier du carnaval semble davantage avéré.
Le pouvoir carnavalesque constitue une expression politique marginale en même temps qu’il fournit, au pouvoir inhérent à l’ordre établi, une institution grâce à laquelle la société se protège d’elle-même.
Ce trait est conforme avec l’idée générale que nous essayons d’établir dans le sens où la corrélation que nous tentons de dessiner entre univers carnavalesque et politique se confirme avec la notion de contrôle.
« L’île du Moutiau » à Chalon est une île qui est simplement désignée comme étant « au sud » de la ville. Rien de plus précis n’est formulé et rare sont les personnes qui connaissent ne serait-ce que le nom de l’habitation de leur roi festif et temporaire.
Accusation qui reste implicite pour les carnavals de Cayenne et de Saint Denis.