5-5 – Exécution politique

Il n’empêche que l’exécution rituelle et judiciaire du roi carnaval dispose d’un sens éminemment politique.

Il s’agit d’un cérémonial précisément post-carnavalesque dont le sens permet de reconstituer et de restaurer l’intégrité et la légitimité du pouvoir des autorités établies, éclipsé et escamoté lors de la période carnavalesque, ainsi que l’ordre nécessaire à la vie en société « car gouverner est, en un sens, une activité seconde, postérieure à celle de juger et de sanctionner, car on ne peut diriger une société, contraindre les volontés à vivre ensemble dans le temps, que si l’on a antérieurement assuré sa survie, si l’on est parvenu à la maintenir en vie 381 » confirme très justement Jean-Jacques Wunenburger.

C’est un rituel ad hoc qui soumet le peuple révolté ou frappé d’anarchie et de désordre social afin de restaurer l’ordre alors en rupture. Il rétablit ainsi autant un équilibre ordonné qu’il fait valoir la toute puissance politique d’un pouvoir sur un sujet influent qui a osé la mettre en doute ou entre parenthèses.

L’exécution carnavalesque ritualisée du roi ne rétablit pas seulement l’ordre, il réactive précisément un pouvoir, une puissance politique.

En d’autres termes, le processus rituel est inversé et montre ainsi qu’en s’octroyant la capacité juridique de désigner – et d’inventer ou de créer – un coupable, de le juger et de le punir jusqu’à le mettre à mort publiquement pour rétablir l’ordre, les autorités légitimes affirment par là leur puissance politique et, de fait, leur césarisme.

En autorisant le désordre et en le personnifiant pour le juger et l’exécuter, le pouvoir émerge et s’identifie logiquement en montrant toute l’ampleur de sa force politique et judiciaire, qui devient dès lors, respectée, vénérée et crainte, donc virtuellement, pratiquement et empiriquement efficace. Le pouvoir re-prend ainsi vie symboliquement en se donnant, cycliquement et exceptionnellement, les moyens d’assurer et sa propre reproduction et sa conservation. Le pouvoir de diriger une société constitue une résultante logique au pouvoir de la sauver ou de la restaurer : « Celui qui juge et réprime a vocation pour étendre son pouvoir, à commander aux hommes pour les protéger contre leurs ennemis et pour faire régner une concorde générale entre les membres. Inversement diriger une Cité c’est reprendre à son compte la fonction judiciaire, puisqu’on ne peut gouverner que si on a assuré la paix civile, et si on a le pouvoir d’éliminer ou de bannir les ennemis de l’ordre 382 ».

Le pouvoir revient effectivement à celui ou à ceux qui, au nom de le société et de son maintien en période de troubles, sont investis par le groupe des pouvoirs de justice et de sanction, et précisément la sanction suprême, c’est-à-dire la peine de mort. C’est, entre autres, une désignation politique populaire : « Longtemps confondue avec le droit du Père de famille ou de quelques sages de tribus, la fonction de juge-bourreau, d’un personnage chargé à la fois de désigner un coupable et de lui infliger une sentence proportionnée, a donné lieu à une véritable désignation institutionnelle, qui fait appel à un processus analogue à celui de la construction politique de la royauté 383 ».

Dans l’absolu, combattre l’adversaire de tous, le tuer pour le bien du groupe et ainsi in fine restaurer la paix et l’ordre, c’est investir souverainement la main du bourreau, et surtout de ceux qui l’emploient, d’une extraordinaire sacralité, quasi-démocratique.

Ordonner en effet une exécution capitale pour l’intégrité du groupe et de la société, pour le bien de tous, pour le maintien et la survie du groupe, ne peut-être qu’un droit perçu et doté d’une charge démocratique, concédé ou reconnu de manière populaire.

On comprend alors comment cette exécution rituelle carnavalesque du châtiment ultime constitue un support politique de l’hégémonie des autorités en place et combien elle est importante dans le scénario complet des rituels carnavalesques.

Le rite sacrificiel carnavalesque permet donc non seulement à une société de s’ordonner ou de se réordonner mais aussi aux autorités politiques de s’identifier comme souveraines et de manifester publiquement leur pouvoir.

Si, de même, la sentence et le supplice sont proportionnés au crime, la violence de l’exécution de la peine donne non seulement toute la mesure de la puissance des autorité en place, mais déclare aussi une affirmation de la prééminence souveraine et intrinsèque de l’ordre, incarné par ces même autorités. Cette supériorité s’affiche publiquement lors du rituel de fin, en montrant une parfaite maîtrise de l’ordre et du désordre, et de ceux qui malmènent cet équilibre.

Si la cérémonie de clôture des carnavals observés est si fortement ancrée dans les différents scénarios carnavalesques, c’est que c’est ce rituel qui fait éclater en plein jour le rapport de force entre les deux royaumes antinomiques et donne l’ascendant politique au pouvoir en place, tout en lui offrant, publiquement, et ce sans avoir véritablement lutté, une triple victoire : victoire de la justice, de l’ordre établi et victoire politique. C’est en d’autres termes qu’il est opérateur et outil légitimant de pouvoir politique.

L’adversaire de l’ordre est ainsi politiquement maîtrisé et brisé, en maîtrisant et brisant son corps publiquement, dans un spectacle fortement ritualisé.

Ce n’est donc pas un hasard si c’est par cet acte que se closent les festivités carnavalesques. D’un côté il achève solennellement le temps du désordre, et de l’autre, les potentialités politiques, réduites à néants, du monarque des fous, même si l’issue était entendue avant le début des festivités.

Ainsi les autorités politiques en place ne combattent pas directement ou de front le désordre occasionné par la fête subversive, mais plutôt en dissimulant et différant leur action dans l’action ritualisée – qui paraît alors légitime et délocalisée dans l’espace culturel – de l’exécution du roi carnaval.

En laissant ainsi le désordre s’installer dans la ville, elles contribuent à se doter d’une image bienveillante en direction de leur peuple, et en rétablissant l’ordre, elles assoient davantage leur autorité.

L’image instrumentalisée du roi carnaval participe donc à l’image que se construisent les autorités en place, et l’on pourra parler alors, à l’instar de Jean-Jacques Wunenburger, d’une action politique située dans un « intermonde » imaginaire, logée à la frontière de l’action politique raisonnée et rationnelle.

L’acte de rétablissement de l’ordre et l’affirmation de la toute puissance transcendante des autorités doivent de ce fait marquer profondément – au moins pour une année – les esprits de la population lors du retour à la réalité quotidienne : « Indépendamment des lois, un pouvoir doit en effet pouvoir se faire obéir pour être efficient, ce qui veut dire être seul à commander (en réduisant à la soumission ses concurrents) et installer dans la population un climat d’obéissance. Rien de tel que la violence, mais bien utilisée, de manière intermittente, avec économie (car trop de violence rend impopulaire), en quantité juste suffisante pour produire un effet de crainte te d’intimidation 384 ».

Le cérémonial ritualisé, inclus dans le scénario carnavalesque, la violence corporelle infligée au symbole collectif, sa publicité s’instaurent comme une action politique à long terme qui rend sensible à tous les effets de domination et la puissance de ceux qui maintiennent et maîtrisent l’ordre social. Soumettre et convaincre les esprits, tel est le sens politique et machiavélique du régicide rituel de la fête carnavalesque.

Notes
381.

Jean-Jacques Wunenburger, op.cit., p. 23.

382.

Ibidem, pp. 25-26.

383.

Ibidem, p. 24.

384.

Ibidem, p. 50.