5-6 – Violence politique

Mais c’est par cette violence, proportionnelle à l’atteinte de l’unité et de l’ordre de la société, que s’instaure le rapport de force entre les deux autorités, les deux représentants symboliques l’un de l’ordre et l’autre du désordre : « La violence implique un risque dans la mesure où elle s’exerce sur quelqu’un ou sur quelque chose ; on ne juge de la force que sur ses effets; autrement dit, on ne s’intéresse qu’aux rapports de force, qu’aux rapports entre deux êtres 385 ».

La violence exercée cycliquement sur le roi carnaval permet l’hostilité à l’encontre des potentialités subversives, voire révolutionnaires incarnées par ce roi des fous, mais c’est aussi un moyen prévu et régulier qui empêche le désordre de s’installer dans le quotidien.

La notion même de rituel fait entrer cette pratique culturelle dans l’ordre normal du scénario festif, ce qui précisément défie ou déstabilise l’ordre normal des choses. Le rituel légalise et authentifie une pratique – culturelle – qui dans la rationalité du quotidien serait sanctionnée et réprimée.

Exclure, par un rite précisément purificateur, un membre de la société parce qu’il est la source du désordre, rend possible ainsi la reconstitution de toute la sacralité, voire l’unité de la société temporairement mais indubitablement profanée.

Le sacrifice et l’élimination d’un coupable – finalement imaginé – demeure fondateur et refondateur d’une harmonie sociale et de liens sociaux essentiels à l’existence et à la subsistance d’une société.

La réitération cyclique du rituel permet en d’autres termes de ressouder périodiquement les liens du groupe sous la tutelle d’une autorité, elle aussi re-légitimée.

Le mode de vie carnavalesque, temporaire et culturel se montre ainsi comme un mode de comportement reconnu et réglementé qui fait agir un principe structurel d’ordre politique, à la fois de fusion et de scission, entre le peuple et l’ordre ; de scission autorisée et réglementée avec l’ordre du quotidien, et de re-fusion à cet ordre avec la mort rituelle et essentiellement publique de ce symbole.

Le conflit entre deux pouvoirs devient dans ce cas essentiel à un système politique qui peut alors maintenir son autorité.

On comprend alors l’importance, la récurrence et le caractère traditionnel de ce rituel, présent dans chacun des carnavals observés, qui déploie ainsi ses fastes et son engouement public. Rien en effet ne doit être caché de ce rituel de triomphe, de ce mécanisme la fois politique et judiciaire. La crémation du roi carnaval offerte au public et surtout à ceux qui ont été sujets de ce royaume, autant imaginaire que chaotique, manifeste d’autant la toute puissance et l’éclat du blason des autorités en place, et ce dans la mesure où le personnage principal de la cérémonie est bien le peuple, dont la présence immédiate est absolument fondamentale pour sa réalisation.

Le peuple est spectateur mais aussi le protagoniste essentiel qui est convoqué pour constater le triomphe de l’ordre.

Réduire en poussière, ou en cendre, le corps même du roi, effacer les traces de son règne suffisent à détruire l’idéal de vie, proprement carnavalesque, vécu de manière subjective et réelle par chacun des sujets du royaume fragile et incertain.

La cérémonie du triomphe de l’ordre, et indirectement de leur représentant, constitue en somme un acte de communication politique, sur ses valeurs et les nécessités de l’ordre.

L’ordre non seulement ne dissimule pas le fait de détruire violemment la source et le symbole du désordre, mais au contraire s’exalte et se renforce d’autant par cette cérémonie rituelle proprement carnavalesque, d’un pouvoir qui s’affirme et s’affiche comme pouvoir politique, et dont les fonctions d’ordre ne sont pas détachées des fonctions politiques, d’un pouvoir pour qui le dérèglement n’est rien moins qu’un acte d’hostilité, le début d’une révolution qu’il faut stopper ; mais d’un pouvoir qui cherche et trouve le renouvellement de sa légitimité et de la réalité quotidienne dans les cérémonies de clôture des ensembles festifs carnavalesques, à travers le corps fictif et imaginaire de ce roi symbole.

Voici pourquoi l’exécution rituelle du roi carnaval, l’abstraction rituelle de l’infamie passagère, est à concevoir comme un opérateur, sinon un outil politique et une mécanique de pouvoir qui s’inscrivent dans le scénario carnavalesque où les représentants de l’ordre le font exécuter, et ce dans la mesure où ce sont eux qui, politiquement, sont atteints par les crimes du roi : le crime politique se retourne alors contre lui.

Notes
385.

Marc Augé, Théories des pouvoirs et idéologies, Etude de cas en Côte-d’Ivoire, Paris, Hermann, 1975, p. 122.