Mais la résurrection du roi, l’année suivante, montre d’une part, que la mort du souverain des fous n’implique qu’une destruction momentanée des institutions carnavalesques et qu’à nouveau, il faudra procéder à un contrôle de l’appareil festif chaotique populaire, en prenant le contrôle politique du chef suprême du peuple et en montrant, par là même, l’étendue du pouvoir des autorités en place ; et d’autre part, que le roi qui ré-apparaît et meurt durant la période carnavalesque, n’est que le symbole d’une période temporelle et transitoire d’un royaume, certes éphémère, mais précisément intangible et immuable, celui du peuple.
L’agression que subit le roi carnaval est en définitive loin d’être une agression physique, qui est ailleurs, mais le pouvoir d’agression que s’octroient les autorités en place est idéologique, caractéristique de l’ampleur de son pouvoir politique, et qui permet de défendre, par la violence, son pouvoir.
Il est à voir donc dans la figure du roi carnaval plutôt que celle partielle du bouc émissaire davantage la figure apocalyptique et médiévale de l’Antéchrist « figure même du diable, sorte d’hypostase médiatrice, d’amplificateur fantasmatique de toutes les manifestations éparses du mal » et « qui recueille sur sa personne le principe d’unité et de causalité de la négativité absolue et se trouve affecté de tous les attributs du Prince de ce monde 386 ». Il incarne en lui effectivement le symbole du mal et du désordre, les souffrances et les malheurs, ainsi qu’une prélude à une vie idéale. Par son apparition, l’antéchrist libère une révolte salvatrice et une expérience libératrice.
La venue sur la terre de l’antéchrist, apportant chaos et destruction, est un signe avant-coureur du bonheur retrouvé, dans le sens où la victoire du Christ-roi sur le diable instaure un nouveau royaume, celui absolu du Bien et donc de la fin des malheurs. Le Christ-roi, vainqueur des ténèbres, s’auréole ainsi davantage de la transcendance unique du bien à l’encontre de celle des puissances du Mal.
L’antéchrist et le roi carnaval sont métamorphosés en figures sociales hideuses mais elles sont aussi isolées et désignées comme les responsables uniques du mal et leurs venues respectives, associées à leur destruction par une force supérieure, libère une égalité et une harmonie troublées jusqu’alors. La diabolisation sociale de leur être est ainsi exacerbée.
Il ne s’agit pas ici de donner libre cours au chaos ou au désordre révolutionnaire, mais davantage de mettre en scène le combat de deux puissances politiques, et la victoire, montrée comme légitime et inévitable, de l’une d’elles.
Le sens politique de la contrefaçon d’un roi dépasse alors la simple fonction cathartique du bouc émissaire et met en lumière la victoire symbolique et la puissance d’une autorité politique légitime.
Le corps du roi carnaval est donc double, il est le support physique, cyclique et temporel d’un désir du peuple, essentiellement social, celui de vivre ensemble, et il constitue également l’élément symbolique d’un royaume permanent de désordre en constante opposition politique avec l’ordre établi et avec les systèmes de pouvoir qui maintiennent la rigueur et la rationalité du quotidien en place.
Autour de cette dualité s’organise donc de chaque côté une iconographie, un système rituel et esthétique idéologique qui distinguent les deux sortes de pouvoirs. Le système pénal et l’exécution ritualisée constituent en quelque sorte une cérémonie de soumission du corps du roi carnaval à l’ordre. À Chalon, la cérémonie de soumission est extrêmement rituelle, à Saint Gilles ou à Cayenne, elle est réduite à sa plus courte, mais élémentaire, expression.
Une double idéologie, qui existe en réalité, en permanence autour et à l’intérieur, s’empare alors du corps du roi carnaval. Il est un corps politique et le fonctionnement des pouvoirs opposés.
La pratique pénale, dont profitent et qu’utilisent les autorités et ce, même dans l’univers imaginaire carnavalesque, constitue en ce sens une partie élémentaire d’un système politique : un moyen de gouverner.
Jean-Jacques Wunenburger, op.cit., p. 69.