Troisième partie : carnaval social et politique
Anthropologie politique du carnaval

Introduction

« Tout regard porté sur le carnaval suscite nombre de questions sur l’homme et la société 387  » déclare Oleg Kochtchouk en conclusion de son ouvrage récent sur la fête carnavalesque. L’anthropologie et la sociologie, respectivement, paraissent ainsi scientifiquement légitimées pour poser leur regard sur l’ensemble des structures festives carnavalesques. Toutefois, cette synergie ne constitue pas un argumentaire et un corpus exhaustif, mais tout au moins propose une solide base synoptique.

En effet, comme nous l’avons vu partiellement plus haut et nous le détaillerons théoriquement plus loin, le carnaval institué obéit à un certain nombre de règles sociales, à des normes culturelles et à des structures dialectiques que les individus ou les groupes contestent ou respectent en différentes circonstances.

Dans la tension qui s’instaure entre l’ordre établi – les idées qui le fondent – et la pratique collective – les idées qui l’animent – se définit cet espace sémantique qui singularise chaque carnaval. Celui-ci est donc producteur et générateur de sens puisqu’il justifie ou critique des visions collectives du monde. Il préfigure ainsi une structure de temporalisation sociale par le fait qu’il construit un champ d’expérience subjective dans lequel se dessinent des horizons dialogiques à la fois d’attente et de mémoire.

S’il y a actualisation de sens pour les groupes qui les produisent nous pouvons penser qu’il y a production et instauration d’une problématique d’ordre politique ; et ce d’autant que l’espace temporel créé par la mise en scène d’une idée du « vivre ensemble », de « l’entre soi » est, de fait, un espace proprement politique.

Tâcher de saisir les mécanismes de la politique ne se restreint pas à étudier la politique institutionnelle et officielle. Georges Balandier a rappelé justement que la politique est universelle, synthétique et dynamique et invite par conséquent à « rechercher les significations politiques sous les apparences qui les masquent 388 . »

Marc Abélès, quant à lui, précise le lien organique entre représentation et politique dans la mesure où « Symboles, rituels, dramaturgies diverses sont couramment associés à l’activité politique. Apparat, cérémonial accompagnent toute démonstration de puissance et d’autorité et contribuent à la mise en spectacle du pouvoir. Donner à voir semble donc une dimension consubstantielle de l’ordre politique. Ce dernier opère dans la sphère de la représentation. Le pouvoir représente (…) en tant qu’il met en spectacle l’univers dont il est issu et dont il assure la permanence 389 . »

La mise en scène carnavalesque, nonobstant ses effigies royales, demeure une mise en scène politiquement acéphale, c’est à dire qu’aucune autorité politique ne monopolise le spectacle par le fait même que le carnaval est une œuvre culturelle sui generis donc formé par un système de formes symboliques et non issu d’un pouvoir proprement politique. Paul Ricoeur et Clifford Geertz tiennent d’ailleurs méthodologiquement ces formes symboliques pour des textes culturels à lire et à interpréter, comme à déchiffrer et à traduire.

Considérer alors la mise en scène carnavalesque comme une mise en récit autorise la lecture et l’interprétation des performances rituelles devenues alors intelligibles.

En effet, saisir les contraintes sémantiques de la scénographie rituelle matérialise le répertoire des symboles utilisés et les rituels disponibles mobilisés comme autant de règles et d’enjeux de légitimation politico culturelle.

Nous pouvons ainsi considérer le carnaval comme une forme élaborée de jeu politique auquel s’applique un certain nombre de règles et de pensées à la fois idéales et pragmatiques : des règles normatives reconnues et acceptées par tous ; des règles empiriques collectives ; des pensées de l’unité dans laquelle le politique construit et préserve les règles sociales ; des pensées de la diversité qui autorisent, de manière préliminaire, la subversion.

L’étude du carnaval sera alors entendue comme l’étude des conditions, culturelles et sociales, dans lesquelles un espace politique est non seulement potentiel mais implicite.

Une telle perspective ne peut faire l’économie de la question du degré de diversité des idéologies non plus d’ailleurs que celle de l’hétérogénéité des conditions sociales et culturelles dans lesquelles et grâce auxquelles un tel espace est possible.

Ainsi ces trois conditions, culturelle, sociale et idéologique, qui séparément n’expriment pas la nature immanente et structurelle de la politique, mais qui, combinées et assemblées entre elles de façon systémique habilitent à construire une définition et une vision politique du carnaval.

Pourtant, aucune de ces conditions ne circonscrit cette nature de la politique qui, parce qu’elle combine ces différents concepts, ne se réduit pas à la logique singulière qui les caractérise chacun séparément. Une perception politique du carnaval n’est donc ni culturelle, ni sociale, ni idéologique, elle ne s’explique qu’en synthèse.

Talcot Parsons définit la culture comme un modèle d’action sociale, un système d’idées partagées, de symboles et de significations qui se distinguent eux-mêmes du système social. Nous tenterons de l’exposer ici en démontrant que le système carnavalesque français dispose de cette même vertu synthétique, qui non seulement introduit un espace politique homéostasique mais aussi et surtout qui autorise à l’utiliser comme un espace politique dans l’univers symbolique et culturel de la fête carnavalesque. Nous postulons en effet que la dimension politique du carnaval règle et contrôle un équilibre socioculturel et maintient opératoires, aussi bien pour l’extérieur – politique culturelle – que pour l’intérieur – régulation sociale – ses conditions d’équilibre grâce à une adaptabilité spontanée.

Nous considérerons le carnaval, en finalité, comme un enjeu politique et non comme un problème politique – comme peut l’être par exemple la question actuelle de l’environnement – dans la mesure où le contexte idéologique n’apparaît pas comme autonome mais comme significatif d’un contexte socioculturel qui ne peut être indépendant et isolé du premier.

L’anthropologie nous fournira ainsi une méthode et des outils opératoires, utiles à l’analyse politique du phénomène carnavalesque et à l’étude ethnologique de ce même phénomène performatif qui mobilise en un seul et même espace-temps l’ensemble triptyque : culture, social, politique.

Néanmoins, nous ne tiendrons pas la fête carnavalesque, à l’instar de Marc Abélès et Henri-Pierre Jeudy, comme un « sous-système politique » issu du système social global soumis à l’étude de l’action politique des tensions, des conflits et des rapports de force et de pouvoir. Elle nous apparaît davantage comme un système unitaire et singulier autodéterminé, disposant de suffisamment d’autonomie, d’équilibre et de cohérence structurelle pour exercer une « influence » a posteriori et in fine sur le système social global.

Nous établirons ainsi le rapport étroit qui existe dans le carnaval entre le vécu subjectif de la fête, la rationalité de la réalité du quotidien et l’imaginaire fantasmé, autant que nous poserons les liens existants entre les pratiques culturelles, le vécu social et ce qui les meut dans l’univers carnavalesque, à savoir les perceptions idéologiques.

Nous essayerons alors de répondre en deux temps aux questions : pourquoi chaque carnaval dispose et se dote d’une singularité par rapport aux autres carnavals, pourquoi les pratiques culturelles festives diffèrent d’un carnaval à un autre ?

Comment et pourquoi les systèmes carnavalesques parviennent-ils à s’autonomiser vis-à-vis de la réalité quotidienne courante ? Et quels en sont les enjeux ?

Notes
387.

Oleg Kochtchouk, Carnaval, rites, fêtes et traditions, Yens-sur-Morges, Ed.Cabédita, 2001, p.135.

388.

Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1995.

389.

Marc Abélès, "La mise en représentation du politique", in Marc Abélès, Henri-Pierre Jeudy, Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997, p. 247.