1– Mémoire, tradition et identité

1-1 – Temps et identité réunionnaise

À saisir les paroles des membres de la Compagnie Pôle Sud, l’instance organisatrice du carnaval de Saint-Gilles, à propos de l’inscription de leur carnaval dans une lignée historique, on pourrait croire, a priori, que celui-ci est issu d’une longue tradition.

Le terme même de tradition, en relation étroite avec le carnaval, est souvent citée : « J’ai fait ça [le carnaval] pour vraiment, pour essayer de redonner une tradition à La Réunion (…) C’est la tradition carnavalesque, je crois, on fait toujours brûler le roi (…) J’ai toujours été proche de cette tradition de … création, comme ça, annuelle (…) Ça devient une tradition, le défilé du Roi Dodo », nous explique Anne Savet, la Présidente de la Compagnie ; « Et puis effectivement le côté tradition, on a envie de l’instaurer à La Réunion (…) Tout est possible, tout est permis ce jour-là parce que c’est la fête, c’est …, c’est déguisé, c’est …, c’est un petit peu Noël, tout en gardant l’esprit tradition (…) C’est pour ça ce côté tradition, il faut que ça devienne une entité un peu réunionnaise », commente la trésorièrede la Compagnie Pôle Sud,  Isabelle Alexandre.

L’actualisation, ou la réactualisation d’un phénomène traditionnel, figure bien ici au premier chef dans les motivations des membres actifs de la Compagnie Pôle Sud.

Ainsi la structure et la constitution du carnaval de Saint-Gilles se doivent d’être conforme à une réalité carnavalesque préexistante dans la mesure où cette construction s’affiche comme étant traditionnelle. Aussi les membres justifient cette conformité : « Moi, nous rend compte la trésorière de la Compagnie, pour avoir vu des images et elle pour avoir participer, Anne [Savet] a été au Brésil (…) puis d’autres (…) Il y en a qui ont été à Venise, à Nice ». La constitution du carnaval paraît ici conforme à un autre espace, à ce qui a lieu ailleurs, mais n’est pas semblable à ce qui a pu se faire ici et avant : « Je n’ai pas connaissance, moi, d’un carnaval, enfin ces dernières années », stipule la présidente.

Il s’agit bien ici, à Saint-Gilles, d’inventer une tradition non basée sur le passé ou sur des éléments historiques locaux, mais plutôt de la construire à l’aide d’éléments et de pratiques culturels reconnus et légitimés venus de l’extérieur.

Le carnaval de Saint-Gilles sort alors des sentiers banalisés, des clichés folklorisants. Si la Compagnie Pôle Sud souhaite faire du carnaval une tradition, donc l’inscrire dans un temps cyclique et calendaire, c’est plus pour interrompre un cycle pour en recommencer un autre, différent, et ce d’autant que selon Jean Jacques Wunenburger : « Les comportements traditionnels survivent mal dans une époque de restructuration des habitudes sociales, de mutations techniques et de bouleversements démographiques 392  ».

On pourrait alors imaginer que le carnaval insulaire fait place à un nouveau mode libéré de l’ancienne version caractérisée par le cloisonnement des identités et qu’il constitue, par là même, une transgression conçue comme une forme symbolique d’abolition du passé culturel. Il dévoile ainsi ce qui serait – ou pourrait être – le nouvel ordre culturel et social, en faisant disparaître momentanément l’ancien par le fait même de rechercher de nouvelles valeurs et d’une nouvelle vision du monde culturel structuré par une unité idéale d’identité commune.

Ce phénomène festif récent consiste alors davantage à établir une rupture, une séparation à l’égard du temps passé et du quotidien pour les déprécier. « Une transformation sociale, selon Andréa Semprini, n’est jamais un processus strictement économique et quantitatif. Elle implique une restructuration en profondeur des équilibres et des positions, des identités et des représentations 393  ».

En effet, La Réunion est conçue historiquement sur un schéma socioculturel totalisant d’homogénéisation, alors que le carnaval, mis en scène par une perception idéale de son instance organisatrice qui prône la rencontre croissante des cultures, met à mal cette conception historique de l’identité dominante et mono culturelle.

La fête carnavalesque actuelle, qui privilégie la modernisation, est à entendre comme un prototype d’essai davantage tourné sur son avenir que sur son passé, comme une conquête sur un temps futur : « C’est pas seulement éphémère, précise Sylvie Roig, membre du bureau de la Compagnie, c’est vrai que c’est dans le temps, c’est éphémère, la manifestation est éphémère mais les effets de la manifestation, je pense pas du tout qu’ils soient éphémères ».

Notes
392.

Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op. cit., p. 7.

393.

Andréa Semprini, Le multiculturalisme, Paris, P.U.F., Que sais-je ? , 1997, p. 21.