Dédié à la joie, le carnaval est l’occasion d’inventer une fête, grande et bruyante, à laquelle la ville entière est conviée. Pour ce faire, le carnaval doit suivre un processus d’enracinement spatial qui délimite d’abord le lieu. Ce mode d’appropriation de l’espace est incontournable dans la mesure où le carnaval prend possession de la ville.
À son tour, la ville, lieu d’échange culturel par excellence, lieu dans lequel « des peuples se côtoient, mais se rencontrent et se mélangent 395 », donc lieu de rencontre, doit permettre sa codification et sa régie par une telle structure : « La fête dans la rue, déclare Isabelle Alexandre, la ville nous appartient, à nous tous, dans la joie et la bonne humeur. »
L’espace ainsi circonscrit devient un territoire symbolique strictement réservé et soumis aux critères festifs. Cependant, il faut que ce lieu soit prédisposé à devenir le substrat d’un tel phénomène.
On est donc en droit de penser que le choix du lieu de fête doit être inséparable de l’activité festive elle même, un lieu à part, distinct des autres lieux. Et Saint-Gilles a la particularité officielle, connue et reconnue, d’être la station balnéaire de l’île de La Réunion. Elle n’est pas un espace qui ressemble à tous les autres lieux de La Réunion. C’est un espace qui porte une qualification distinctive et concrète et qui constitue ainsi déjà un lieu caractérisé dans l’ensemble hétérogène de l’île.
Cette distinction est largement perçue par l’ensemble des Réunionnais et même par les habitants de la localité : « On habite dans une ville qui s’appelle Saint-Gilles et qu’on appelle aussi « Zoreil Land » (…) un endroit avec une concentration de gens extérieurs » précise Sylvie Roig. Il est ainsi aisé d’imaginer que Saint-Gilles imprime un rythme particulier à l’évolution commune de La Réunion, en rapport direct avec sa population et sa principale activité économique, le tourisme.
De plus, Saint-Gilles est une localité qui souffrait de ne pas avoir sa propre fête attractive – d’un point de vue touristique et commerciale – qui serait capable de promouvoir à l’extérieur davantage l’image de la ville, une image différente, et a posteriori de l’île.
Aussi, il paraissait logique aux organisateurs que le carnaval se déroule dans ce lieu distinctif.
Ainsi, à la question « Pourquoi choisir Saint-Gilles comme lieu de votre carnaval ? » la réponse fut identique pour tous les membres de la Compagnie Pôle Sud que nous avons pu rencontrer sur le terrain ; nous retiendrons comme caractéristique celle de la trésorière : « Parce que Anne [l’instigatrice du carnaval et la présidente de la Compagnie] et Michel [Conquet, membre de la Compagnie] y étaient, parce que les chars sont construits dans leur jardin, parce qu’ils habitent à Saint-Gilles, parce qu’à Saint-Gilles, il ne se passe rien en dehors … il se passe rien à Saint-Gilles, ils balancent des cars de touristes qui viennent avec leur appareil photos pour photographier la Case Loulou, le port de Saint-Gilles, enfin, je schématise, mais y a pas d’âme (…) Donc c’est aussi pour apporter un peu de fantaisie, à changer les images par rapport à La Réunion ».
Il est évident, ici, que pour transformer l’espace il faut lui donner un caractère festif, donc différent.
Inversement, construire un espace festif c’est en d’autres termes le transformer. C’est précisément parce que le lieu a été isolé, après avoir été distingué, qu’il devient capable de se charger d’autres symboles.
Ainsi, le lieu du carnaval devient un espace intermédiaire et créer un carnaval revient à créer un espace de substitution, un contre espace qui obéit à d’autres logiques. Le contre espace est un lieu de contestation, de renversement de l’ancien espace afin de le remplacer par un autre. Toutefois, le contre espace est subversif par essence, donc demeure problématique.
Ainsi, créer un espace intermédiaire, non conflictuel, dans le même espace concilie les valeurs de l’un et de l’autre, comme une sorte de compromis spatial et social dans lequel peuvent cohabiter alternativement deux systèmes de valeur.
Donc, le travestissement de l’espace urbain en espace festif doit être délimité. Ce qui est systématiquement réalisé lors de carnaval moderne, et notamment à Saint-Gilles : « … parce que dans les journaux, c’était une bande d’allumés qui a fait fermer Saint-Gilles, jamais on a vu ça, faire fermer Saint-Gilles. Je veux dire l’idée qu’on puisse rendre piétonnier une portion de la ville, où que ce soit dans La Réunion. Je veux dire, on est les premiers à s’être battus », nous explique Madame la présidente.
De la même façon, transformer l’espace pour l’offrir au carnaval, redéfinir l’espace multiculturel en un espace proprement festif, c’est également passer d’un espace social à un espace socioculturel dans lequel les frontières ne sont plus seulement sociales ou économiques, mais désormais culturelles : « Un espace socioculturel, souligne en effet Andréa Semprini, est un espace dont les frontières externes, le tissu interne et les lignes de fracture sont de type culturel plutôt que social, économique et démographique 396 ».
Ainsi, le lieu de la fête est bien un lieu différencié et constitue une rupture avec l’espace commun et quotidien.
Par conséquence, disparaissent de cette rupture, non pas l’ensemble de la culture, non pas, non plus, l’ensemble structuré qui caractérise la culture globale, mais certaines pratiques, idées ou valeurs.
Les organisateurs tenaient cependant à conserver de leur ville une image touristique: « Le carnaval, c’était une façon de faire vivre la ville, pour les commerçants, pour les bars, les restaurants », avoue Anne Savet.
De plus, la transformation éphémère de l’espace pouvait, dans les esprits, être un exemple de changement, ou plutôt d’amélioration : « Je trouvais que c’était vachement bien pour Saint-Gilles, qui a plutôt une image…une pas très bonne image « Zoreil »…et que ce carnaval, ce qui est magique, c’est que tout le monde est dans la rue, que ce soit les Chinois, les Cafres, les Malbars, les Zoreils et tout le monde est déguisé, et tout le monde participe, et y a pas mal d’associations qui font des choses (…) et ça c’est bien et ça redore un peu l’image, je trouve, d’une ville qui reste un petit carcan Zoreil », évoque à nouveau la trésorière.
D’une autre manière, la transformation et la délimitation du lieu peuvent ainsi concourir à développer un sentiment d’appartenance fort : « Il peut y avoir 20 000 personnes ou 25 000 personnes, c’est le Grand-Boucan de Saint-Gilles, c’est pas le carnaval d’un tel, ou de Saint-Pierre » insiste Anne Savet. L’espace ainsi construit momentanément, comme une miniaturisation expérimentale, peut devenir alors un centre, un point de départ ou encore le symbole d’un désir commun dans lequel toute la ville bascule le temps de la fête.
« Le premier carnaval, j’avais l’impression d’être dans un autre endroit, alors que c’est dans un endroit où je vis depuis 15 ans, j’ai pas reconnu l’endroit dans lequel je vivais et ça, c’était magique ; et puis on a atteint notre objectif, il a été dépassé, je crois, la première fois, il a été dépassé parce que les gens étaient autant acteurs que nous et ça c’était assez magique », se félicite Sylvie Roig, membre du Bureau de la Compagnie Pôle Sud.
Mais la rupture de l’espace – remanié pour l’occasion – coïncide avec la rupture du temps et de la quotidienneté.
François Laplantine, Alexis Nouss, Le métissage, Paris, Flammarion, Coll. Domino, 1997 p. 19.
Andréa Semprini, op.cit., p. 84.