La mutation de l’espace et du temps renverse les hiérarchies en faisant participer activement et collectivement l’ensemble du corps social et en instaurant brutalement un nouvel ordre qui n’est, en réalité, qu’un désordre institué sans commune mesure avec l’organisation du quotidien.
On peut affirmer que le degré de rupture avec la vie quotidienne, dans le carnaval, est fonction non seulement de l’intensité du désordre mais aussi du degré de participation de la population, d’autant plus que l’énergie collective développée pour la fête donne naissance à un mode nouveau d’existence, un monde d’un autre ordre.
Madame Roig nous dit davantage encore : « Avec le carnaval, on peut se permettre, c’est pas pour ça que c’est des excès, etc.,mais on peut montrer autre chose et en général, on montre ce qui est mieux, je trouve, alors qu’on pourrait penser le contraire. » Ainsi, la rupture spatio-temporelle permet une relative émancipation : « Le carnaval consacre tous les excès, toutes les ruptures et toutes les fantaisies 397 . »
En conséquence, le carnaval de Saint Gilles est alors le symbole d’une rupture sensible et visible par opposition à la durée linéaire du quotidien. Le carnaval impose ses nouvelles règles : « Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autres vies que celle du carnaval 398 . »
La concentration de la communauté réunionnaise en ce lieu bien défini correspond tout à fait à cette vision dans la transgression caractérisée par l’abandon général du quotidien. La fête est donc non seulement spatialisée, elle est aussi temporalisée, dans le registre de l’éphémère.
Toutefois, on peut penser que cet état de fait est conscient, intentionnel et même prémédité pour la plupart des membres de l’association Pôle Sud : « Il faut qu’on perde un peu cette image … c’est pas un carnaval Zoreil, quoi ! » nous dira la trésorière. « C’était une façon de montrer qu’il n’y avait pas que des Zoreils mais qu’il y avait des Chinois, des Créoles, des Malgaches, des Comoriens, enfin des gens de toute origine qui font la spécificité de l’île (…) Ce qui m’a plu dans le carnaval, c’est d’aller contre cet état de fait », nous avoue encore Sylvie Roig.
Néanmoins, est-ce que changer de contexte pour un temps seulement suppose qu’on modifie l’identité du lieu sur un long terme ?
La réponse se décèle à l’aide de l’image symbolique du Roi Dodo, monarque suprême des festivités carnavalesques de Saint-Gilles.
Elisabeth Tardif, La fête, idéologie et société, Paris, Librairie Larousse, 1977, p. 10.
Ibidem, p. 46.