1-3 – Rituel identificatoire

Le carnaval se compose de comportements extraordinaires vis-à-vis de la quotidienneté mais s’agrémente aussi d’objets symboliques préfabriqués. Le défilé, quant à lui, est structuré d’éléments ou de symboles qui illustrent souvent les valeurs, les coutumes et l’identité de la localité. Ainsi, derrière les représentations, il y a des réalités objectives et culturelles.

Dans les défilés effectivement, formant un tout, l’ensemble hétérogène des chars allégoriques à thème et les groupes déguisés révèlent la part de l’imaginaire de la culture communautaire. Le Roi Dodo en est l’un des exemple les plus probants puisqu’il définit l’élément clé du défilé saint-gillois.

En effet, composante incontournable de la culture réunionnaise, le dodo, oiseau légendaire de Maurice et de La Réunion, décimé et disparu dès ses premières rencontres avec l’homme, est devenu un emblème et un symbole mainte fois représenté. Il est même devenu le logo, puis le nom, de la bière locale très célèbre pour ses insulaires : « Le dodo, c’est (…) l’oiseau mythique de La Réunion, avec les premiers habitants de l’île qui ont largement mangé du dodo, et on sait pas s’il a existé, mais enfin à première vue (…) ; c’est aussi la bière (…) ici c’est un sport national de boire une Dodo », explique Madame Savet. « Il y a beaucoup de buveurs de bière, précise Sylvie Roig, parce qu’on est dans un pays où il fait chaud, où la convivialité, elle passe aussi un peu à travers ça et que la bière ici s’appelle la Dodo (…) Donc l’alcool fait partie quand même des habitudes de toutes les nationalités, enfin, on le retrouve un peu partout, c’est pas toujours le même, et le Roi Dodo c’est l’emblème, c’est vraiment quelque chose qui n’existe qu’à La Réunion ». « Le dodo, renchérit Isabelle Alexandre, c’est local (…) le dodo c’est La Réunion. »

Ainsi, le dodo est devenu un attribut identitaire revendiqué pour construire l’identité elle-même du carnaval afin d’être reconnu par tous comme un repère culturel commun. Le dodo, puisé dans le patrimoine commun, fait désormais partie du dispositif symbolique partagé par l’ensemble de la population.

De plus, dans le défilé carnavalesque, il est construit matériellement de façon à devenir opératoire, c’est à dire qu’il est pensé de manière à ce que la population se l’approprie comme symbole unique réunionnais, comme emblème revendicateur. « La première année, formule Anne Savet à propos du Roi Dodo, on l’avait rose bonbon, la deuxième, je sais plus quelle couleur il était, il était un petit peu plus nuancé, bon, c’est vrai qu’on avait pensé aussi le faire chocolat, pourquoi pas ; mais bon, peut être que ça plairait pas. »

On est alors en droit d’imaginer que cette incursion de la culture populaire et des symboles identitaires spécifiques dans le carnaval autorise une véritable construction sur le long terme d’une codification des ingrédients culturels qui seront, in fine, utilisés dans l’image culturelle de l’île.

Effectivement, l’originalité d’un personnage dans une fête carnavalesque est aussi ce qui unit la population sous ce personnage comme un référent identitaire d’une culture commune. C’est, entre autre, ce que précise Jean Jacques Wunenburger : « Les pratiques du culte quelles qu’elles puissent être, sont autre chose que des mouvements sans portée et des gestes sans efficacité. Par cela seul, elles ont pour fonction apparente de resserrer les liens qui attachent le fidèle à son dieu, du même coup elles resserrent réellement les liens qui unissent l’individu à la société dont il est membre puisque le dieu n’est que l’expression figurée de la société 399 . »

Ainsi, le fait de doter d’une charge signifiante un objet neutre que la population reconnaît dans un espace public possède bien cette fonction d’actualiser une union commune. Le fait d’affirmer ce particularisme insulaire permet donc de créer un symbole mobilisateur et a fortiori commun au-delà de tout clivage socioculturel.

Le Roi Dodo est donc investi de ce symbole identitaire nouveau qui permet d’assurer une cohésion, et sa mise en scène publique produit cette marque identificatoire sous la forme d’un rattachement à un espace distinct de la réalité courante.

La Compagnie Pôle Sud peut donc, en inventant un symbole commun, créer un lien culturel et mettre en forme, par la mise en scène, les différents éléments de la structuration d’une identité interculturelle, plurielle, et établir ainsi les modes d’appropriation de l’objet idéal culturel. L’appropriation de la fête et de ses symboles passe également par une acceptation collective des codes signifiés et injectés par la Compagnie dans l’espace culturel.

Dans cette perspective, le Roi Dodo est la figure de proue idéale syncrétique et de ce seul fait la clé symbolique qui permet d’ouvrir les portes de cet ordre culturel nouveau provoqué par la rupture spatio-temporelle carnavalesque.

La mise en scène publique de cet élément culturel pluriel structure en d’autres termes la manifestation ostentatoire d’un idéal d’interculturalité.

Outre le Roi Dodo, qui est utilisé comme personnage neutre, médiateur de la culture réunionnaise plurielle, la musique caractéristique et singulière de l’île est également exploitée comme support identitaire principal dans le carnaval. En effet, le maloya et le séga sont des éléments spécifiques liés à la tradition orale de la population insulaire et qui ont été préservés à travers l’histoire, malgré les pressions politiques, comme un syncrétisme culturel et artistique. Marie Angèle de Sigoyer précise cette idée : « Phénomène de métissage, à l’instar de la cuisine, la musique représente un des éléments fondateurs de l’identité réunionnaise 400 . »

On peut donc supposer que cette musique, très présente lors du défilé carnavalesque – d’après nos informateurs et d’après les vidéos visionnées, peut également être le symbole commun d’une vie sociale et culturelle autre et, a posteriori, forger une identité réunionnaise dépassant tout clivage du quotidien.

Le thème de la cohésion sociale sur un mode culturel différent du quotidien semble être à l’origine de cet idéal d’identité réunionnaise plurielle : « Nous, au départ, déclare Anne Savet, (…) c’est vraiment une volonté de réunir tout le monde, enfin si on l’a fait, c’était pour réunir tout le monde (…) Le carnaval est le moteur pour rassembler tout le monde. » « Le carnaval qui reste une manifestation des Zoreils alors que justement c’est la seule manifestation qui rassemble tout le monde. »

Ainsi, le carnaval nouvellement créé permet de mimer ou encore d’expérimenter une autre cohésion sociale et culturelle en reliant entre elles les différentes communautés sous une même et nouvelle bannière : « Le succès, c’est, je pense, qu’il y a peu de manifestations … moi j’appelle ça d’ailleurs (…) du lien social, c’est-à-dire c’est ce qui manque actuellement ici. Alors, c’est vrai qu’on vit en bonne …, on vit bien à côté des uns et des autres et je pense que, justement, y a pas assez de choses qui se passent entre certaines communautés ; parce qu’y en a qui sont plus proches que d’autres. Là je pense que, effectivement, ça crée du lien social » explique Michel Conquet, Membre du Bureau de la Compagnie Pôle Sud.

Ainsi, la formule d’un carnaval entendu comme lieu privilégié de rassemblement culturel et comme temps d’une réelle communication hors du temps ordinaire permet d’effacer, ou pour le moins de réduire, le temps d’une fête commune, les antagonismes, inimitiés et autres oppositions qui caractérisent aujourd’hui la vie sociale réunionnaise, et ainsi de favoriser les liens interhumains et interculturels.

Le carnaval de Pôle Sud montre bien cette volonté de concrétiser cet idéal social en décloisonnant, ne serait-ce que pour un temps, la rigidité sociale et culturelle de l’île. Les membres de la Compagnie insistent sur le fait que chacun peut s’insérer dans la fête et dans le défilé, déguisé, afin que chacun puisse entrer dans un même espace / temps en masquant les inégalités et les différences du monde quotidien.

Le carnaval saint-gillois devient ainsi un dérèglement de la vie quotidienne : « Je voudrais que les gens se déguisent plus, que les spectateurs se déguisent plus et surtout, je vais encore renouveler ce désir que j’ai depuis le départ (…) qui est celui du bal masqué. À l’issue du défilé, j’aimerais que les gens restent en costume et dansent avec leur marmaille 401 , les vieux, les jeunes, les Blanc, les Noirs, enfin tout le monde mélangé », nous confie la présidente de la Compagnie, après avoir avoué que « leur souhait est de regrouper beaucoup de cultures différentes, beaucoup de Zoreils, beaucoup de Créoles, beaucoup de … cultures africaines, de cultures indiennes. »

Sylvie Roig, avec une vision similaire, affirme : « Je pense que c’est un moyen de donner une place à tout le monde dans la société. Tout le monde a sa place ce jour là, y a pas d’exclu. » La trésorière, Isabelle Alexandre, reconnaît avec un sens pragmatique : « Nous, on fait la base et puis après tout le monde est invité à participer avec sa tradition, sa bannière, avec son instrument de musique, avec son déguisement, avec sa joie de vivre. »

Il paraît ici clair que le carnaval de la Compagnie Pôle Sud est vecteur d’une création dont le but avéré est un autre vivre ensemble qui autorise la coexistence et dont la finalité est de créer – ou recréer – un sentiment d’appartenance fondé sur le partage des cultures, sur la réunion des cultures.

Ce carnaval est donc une véritable mise en scène – entendue comme moyen pour communiquer ce qui ne peut l’être autrement – de l’unité des différentes sociétés réunionnaises, un objet qui autorise un sentiment communautaire collectif et général sans pour autant exclure l’expression identitaire spécifique de chaque groupe.

Mais cette découverte d’autres communautés, sans abandonner la sienne, se monnaye en un nouveau mode de vivre ensemble, car il s’agit bien là d’une moment à part pour intégrer les différents groupes à l’identité réunionnaise commune.

En effet, la mise en scène par l’exemple – ou l’exemple par la mise en scène – d’une actualisation d’une inter culturalité probante passe, a priori, par l’interaction, l’échange, la solidarité et surtout par le décloisonnement culturel et festif.

Oubliant pour un instant les différences, le sens immanent de la fête carnavalesque saint-gilloise tente d’aller plus loin et trouver le moyen de concrétiser un idéal, de concrétiser l’équation créolité = identité.

Grâce au carnaval, Sylvie Roig avoue dans ce sens : « On a pu mettre en pratique, enfin en concret, une partie de notre imaginaire ; c’est vrai, en plus un imaginaire collectif, ce qui est encore plus (…) ce que je trouve encore plus intéressant » ; elle rajoute : « …la preuve (…) les gens sont là, les gens sont capables de partager des choses. » La présidente de l’association est encore plus explicite : « Je trouve que ça a déjà une incidence sur la mentalité des gens à La Réunion, ça a changé quelque chose. Justement parce que les Créoles étaient très, je dirais pas renfermés, mais chacun reste chez eux, y a pas de mélange, les races se mélangent pas du tout. Le fait de descendre dans la rue une fois, se retrouver tous ensemble, c’est resté pendant plusieurs temps dans les esprits. Je me suis fait la réflexion de voir des gens passer, de crier, de rire, de dire bonjour à tout le monde, ce qu’on ne voyait jamais avant. Y a un sens de la fraternité beaucoup plus grand. C’est peut être parce je l’espère aussi. »

Le même souhait est formulé par la trésorière : « On espère être rejoint le plus possible par toutes les communautés. Donc, ça va s’installer petit à petit. »

Ainsi, confrontée à un cloisonnement notoire de la société réunionnaise, la Compagnie Pôle Sud tente de renouveler ou de créer un jeu d’identification collective au présent, dans la mesure où l’identité collective est le produit du lien social.

La Compagnie est donc en mesure d’offrir à tous un rituel identificatoire et les possibilités de s’approprier les matériaux symboliques collectifs constitutifs d’une identité réunionnaise commune.

La transformation de la colonie réunionnaise en DOM, en 1946, a jusqu’ici offert un cadre constitutionnel peu favorable au développement des revendications spécifiques de la part des différentes communautés puisqu’elle proposait une culture occidentale englobante.

Aujourd’hui toutefois, les identités collectives, aussi différentes soient elles, ne peuvent plus être refoulées, comme par le passé, dans la sphère du privé. Chacune s’affiche activement, notamment par le vecteur de ses propres fêtes, sur le devant de la scène avec ses spécificités.

Les groupes ethnoculturels de La Réunion sont entendus désormais comme des forces socioculturelles réelles. Et le carnaval de Saint-Gilles leur offre la possibilité de satisfaire leur demande de reconnaissance et d’identité dans une perspective dialogique, c’est-à-dire qu’en mettant en contact chaque groupe dans un même espace-temps extra quotidien, les demandes de reconnaissance sont soumises à l’observation.

Le respect des identités dans une fête commune est notoirement ce que suivent les membres de la Compagnie : « J’ai vécu dans des endroits très différents depuis que je suis née, c’était un des plus beaux cadeaux que mes parents m’ont offert dans mon éducation pour montrer qu’y a pas une façon de manger, y a pas une façon de s’habiller, y a pas une façon de penser, y en a des multiples et dans toutes, y a des choses à prendre (…). Je crois que c’était l’envie de faire partager ça aux autres (…) qui n’ont peut être pas eu la chance que j’ai eue, de toujours être consciente de cet état de fait » se justifie Fabienne Rivière, de Pôle Sud.

Nous pouvons alors appréhender le projet culturel de l’instance organisatrice du carnaval de Saint-Gilles : mettre en scène les différentes productions collectives et identitaires de chaque groupe ethnoculturel de La Réunion dans une même fête afin de légitimer les singularités dans une identité commune et plurielle.

En effet identifier les différentes identités présentes à La Réunion, c’est également identifier une identité commune, une identité proprement réunionnaise : « C’est la richesse de La Réunion qu’il faut mettre en valeur (…) On habite à La Réunion. La Réunion offre… et ça faut le garder, le mettre en avant ; je parle avec mes mots, mais c’est une richesse », s’explique Isabelle Alexandre. « Je crois que ça a été aussi représentatif de la multitude des gens qui sont ici », nous précise dans le même sens Anne Savet.

Resserrer les liens entre les communautés, c’est effectivement renforcer l’idée d’une identité globale dans un processus de totalisation : « Rassemblement d’éléments épars dans une structure globale qui leur donne sens 402  ».

Ainsi, par sa véritable mosaïque composée par une multitude d’identités, le carnaval de Saint-Gilles assure la représentation d’une unité collective en rabattant l’ensemble des particularités dans une même symbolique unique et commune.

Il s’agit donc moins, dans ce processus identificatoire carnavalesque, d’entreprendre une valorisation des identités dans leurs multiples singularités que de valoriser les singularités multiples dans une identité commune.

En revanche, l’expérience commune idéale ne semble pas encore atteinte : « On aimerait que la communauté chinoise, vraiment, vienne (…) avec un beau dragon », regrette la trésorière.

Le carnaval permet ainsi à la Compagnie de remettre objectivement en question les cloisonnements et les frontières qui séparent chaque communauté insulaire ; il leur donne l’occasion de dépasser la polarité et le clivage afin d’utiliser toutes les identités collectives ainsi que les pratiques émergentes des différentes réalités culturelles comme porteuses d’un pan culturel qui, assemblées, constituent un tout.

Le carnaval autorise donc la création d’une identité plurielle spécifique à La Réunion. Mais construire une identité hétérogène qui garde les spécificités comme une somme des identités élémentaires dans laquelle viennent se loger celles-ci revient à construire une identité syncrétique : « Terme du lexique religieux désignant l’addition de croyances de sources différentes dans une même unité 403  ». « Le carnaval, c’est la preuve de dire que oui on peut vivre des choses positives, harmonieuses ; c’était pas ce qu’on vit tous les jours, même ici », dit Sylvie Roig. Isabelle Alexandre sera davantage explicite : « C’est La Réunion qu’est là, un point c'est tout… Y avait un char qui représentait le volcan, une autre association qui avait fait une case créole, tout plein d’images. (…) Si on veut que ce soit une entité nationale réunionnaise, faut que tout le monde soit présent. »

Toutefois, on peut imaginer que cette construction identitaire est fondamentale pour une île qui a l’originalité de se nommer La Réunion : « La Réunion ne diffère pas d'autres régions dans le désir et la recherche d'une identité. Cependant, son éloignement géographique et son histoire particulière rendent plus nécessaire cette volonté 404 . »

Le processus identificatoire du carnaval réunionnais met ainsi en relief la définitions de François Laplantine et d’Alexis Nouss de l’identité culturelle : « La spécificité d’une culture ou d’un individu vient des combinaisons infinies qui peuvent être produites – en dehors de nous, mais aussi en nous, il y a des multitudes – des agencements de termes hétérogènes, dissemblables, différents bref, de la reformulation de plusieurs héritages (…). On appelle identité culturelle ce qui est l’aboutissement de mélanges et de croisements 405 . »

On peut considérer alors que le carnaval saint gillois devient une représentation abstraite et commune d’un idéal de créolité à la réunionnaise.

Le carnaval de Saint-Gilles introduit, par ce fait, dans la vie quotidienne, la métaphore d’un monde commun ainsi qu’une autre métaphore puissante, susceptible de conceptualiser l’idéal social que cherche à réaliser les membres de la Compagnie Pôle Sud à travers ses réalisations carnavalesques et ce d’autant que depuis « 1990, la collectivité locale veut assigner aux politiques culturelles une fonction de construction d’identité 406  ».

En ce point, Sylvie Roig résume, de manière explicite, l’essentiel de ses intentions : « Faire un costume, c’est offrir aux autres du rêve, de l’imaginaire ; c’est-à-dire que nous, on a voulu faire quelque chose qui était en dehors de ce qu’on voit d’habitude. Et c’est pour ça que ça pouvait que faire plaisir à tout le monde, parce que c’était pas un habit de Zoreil, c’était pas un habit de Chinois, c’était pas un habit d’africain, c’était pas un habit d’américain, enfin bref, c’était un habit de carnaval, c’est-à-dire (…) qu’on a tout mélangé. »

Tout comme le parlé créole réunionnais est né de la nécessité de créer une langue occasionnelle et surtout médiatrice entre les locuteurs de langues différentes, l’identité réunionnaise se met en place par la rencontre carnavalesque : « Je pense déclare Sylvie Roig, qu’on a tous trop de préjugés les uns sur les autres. [Le carnaval] c’est un peu une façon de dépasser les frontières, les limites. »

On pourrait interpréter ceci comme un souhait d’ouvrir les possibilités d’échange, de communication et de rencontre entre les différentes communautés ainsi que de mettre en présence, et en scène, la pluralité des cultures réunionnaises dans un phénomène festif capable de rassembler l'intégralité de la population : « Le fait qu’il y ait beaucoup d’ethnies entre guillemets, enfin plusieurs types de culture, c'est en sorte qu'il y a dans chaque groupe des défenseurs de la tradition du groupe et donc, il y a, à la fois, une préservation de chaque culture, des fois, des mélanges entre cultures, parce que d’autres individus (…) sont issus de cultures différentes, faut pas oublier », précise également Anne Savet.

La Compagnie Pôle Sud propose alors, par l’exemple du carnaval, de créer un espace multiculturel susceptible d’intégrer les différentes réalités socioculturelles de chacun, et offre aux cultures singulières la possibilité de demeurer elles-mêmes au contact d’autres, dans un même lieu, dans le même espace global, c’est-à-dire de créer un multiple qui se retrouve dans un diversifié.

Cette démarche interculturelle et identificatoire que patronne la Compagnie Pôle Sud devient non seulement un projet socioculturel qui reconnaît l’identité particulière et différente à travers l’appartenance à une communauté interethnique mais qui fait également se développer l’idée qu’au delà de la diversité, La Réunion a en commun un patrimoine, des valeurs et des richesses propices à une vision cohérente du social, un patrimoine culturel commun enrichi de ses diversités. « Sur celui-là [le troisième carnaval], annonce Isabelle Alexandre, ça devrait être plus mélangé, enfin on l'espère, c'est notre choix. »

Un exemple atteste ces propos : sur les affichettes de publicité concernant le carnaval, il est souvent écrit : « Premier Karnaval-pei », premier carnaval pays. Le terme pei ici, outre le fait qu’il construit un notion « d’espace refuge » permet l’enracinement symbolique d’un phénomène local dans une tradition, dans une culture commune et, autorise, de la même manière, l’adhésion à un système de valeur que reconnaît l’ensemble des habitants de l’île - du péi .

Le carnaval de Saint-Gilles montre ainsi des valeurs qui reflètent une identité tout à fait cohérente et accessible à tous en communiquant une image, à la fois locale et globale, capable de concilier l’authenticité réunionnaise et le développement des différentes identités qui constituent cette authenticité.

La performance collective de la fête carnavalesque réunionnaise s’inscrit alors non seulement dans un processus identificatoire mais inscrit également les identités dans la structure culturelle globale, comme une participation locale à une culture globale.

On peut en déduire que le carnaval saint-gillois permet aux différentes cultures non pas de se définir en tant qu’identités mais de participer à l’élaboration de la réconciliation de La Réunion avec elle même en légitimant l’identité globale réunionnaise.

Raymond Weber avance que « si l’identité recouvre la manière dont les individus et les groupes se pensent et se définissent dans leur ressemblance / différence avec d’autres groupes et individus, si elle se réfère à la fois à des racines, à un patrimoine, et à une mémoire et à un processus de développement de valeurs et de projet sur l’avenir, il est alors indispensable de la réfléchir de façon plurielle et dynamique 407  ».

Ainsi, transgresser un ordre dans un temps et un espace délimité ne fait pas que détruire, mais donne aussi la faculté de créer.

Nier l’ordre social, voire l’oublier, c’est créer un autre ordre, et c’est de même renoncer au monde tel qu’il apparaît pour célébrer un monde idéal.

Mais la négation de la réalité entraîne inéluctablement une négociation, dans la réalité courante, d’une autre réalité. Cette négociation s’opère dans la création même du carnaval, accompagnée d’un nouveau processus identificatoire : « C’est à l’opposition d’une revendication qu’on reconnaît l’existence d’un conflit potentiel 408 . »

Tout en gardant les valeurs intrinsèques du carnaval, c’est-à-dire les résidus folkloriques, l’esthétique du spectacle, l’idéologie des fêtes révolutionnaires, l’ivresse de l’innocence, la fête carnavalesque réunionnaise quête un nouveau projet social dans lequel les particularismes culturels, aussi nombreux soient-ils, sont mis en avant dans un processus identificatoire commun.

Dans cette perspective, ce carnaval réunionnais est structuré comme une opération culturelle de promotion d’une identité, plurielle et commune – donc consensuelle – par le fait qu’il crée un lieu d’expression publique ainsi que des conditions qui permettent aux différents groupes d’affirmer leur particularisme.

Bien plus, nous croyons nécessaire de préciser que le projet de la fête contribue à la transformation de la société en donnant la fiction d’une unité du monde social et en offrant l’image idéale d’une autre réalité mise en scène: « Le pouvoir sur le groupe, précise en ce sens Pierre Bourdieu, qu’il s’agit de porter à l’existence en tant que groupe est inséparablement un pouvoir de faire le groupe en lui imposant des principes de vision et de division communs, donc une vision unique de son identité et vision identique de son unité 409 . »

La Compagnie Pôle Sud met donc au point, avec l’invention de son carnaval, une politique culturelle commune face à une île qu’elle perçoit, en héritage de son passé, comme cloisonnée.

Nous pouvons dès lors considérer que ce carnaval dépasse largement le cadre festif d’un défoulement général légitimant l’ordre établi lui-même, mais constitue un univers dont le but est d’instaurer, non un monde de tumulte permanent, mais, a contrario, une vie sociale et culturelle précisément sans tumulte. Cette double signification n’a de sens que si elle est organisée – donc préméditée et réglée – et organisée par une instance objectivement mandatée et reconnue par la population, et par une instance qui soit en mesure de faire de ce sens un usage réglementé et légitimé.

Ainsi au regard de cet exemple empirique, à partir donc d’une conception idéologique du temps, nous avons vu que la création d’un carnaval peut instituer un vivre ensemble distinct que celui qui a cours normalement dans le quotidien, et ce en mettant en scène un être ensemble, lui aussi différent de la vie courante.

Qu’en est-il alors des autres carnavals qui ne connaissent plus la date précise de la création de leur cycle carnavalesque ?

Comment fonctionne la notion de temps dans l’univers alternatif du carnaval ? Quels en sont les conséquences et les enjeux sur le vivre ensemble carnavalesque ? Induit-il de la même manière un autre être ensemble ?

Qu’est-ce que ce processus identificatoire, mis en relief dans le carnaval de Saint-Gilles, dans une structure carnavalesque plus vaste ?

Notes
399.

Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op.cit., p. 101.

400.

Marie Angèle de Sigoyer, « Identité et politique culturelles à la Réunion », in Jean-Piere Saez (dir), Identité cultures et territoires, Paris, Desclée de Brouwer, Habiter, 1995, p. 164.

401.

« Enfants », en créole réunionnais.

402.

, François Laplantine, Alexis Nouss, op. cit., p. 119.

403.

, Ibidem, p. 119.

404.

Marie Angèle de Sigoyer, op. cit., p. 155.

405.

François Laplantine, Alexis Nouss, op. cit. p. 76-77.

406.

Marie Angèle de Sigoyer, op. cit., p. 163.

407.

Raymond Weber, "De la réalité multiculturelle à la démarche interculturelle : quel défi pour le Conseil de l'Europe ?", in Jean Pierre Saez (dir.), Identité, culture et territoire, op.cit., p. 85.

408.

Andréa Semprini, op. cit., p. 112.

409.

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 157.