Deux mémoires

Maurice Halbwachs distingue également dans cette mémoire collective – « mémoire empruntée » comme il la nomme – la mémoire historique et la mémoire sociale.

La mémoire sociale se différencie de la mémoire historique essentiellement dans ce que la première procède du présent vers le passé et que la seconde, souvent écrite, fonctionne du passé vers le présent.

Le souvenir, qu’il soit témoignage, pensée ou encore raisonnement, qu’il soit collectif ou non, est une reconstruction d’un passé à l’aide des données empruntées au présent ; il ne peut, de ce fait, comme dans la mémoire historique, remonter le passé que jusqu’à une certaine limite, souvent humaine et ce d’autant que : « On ne peut se souvenir qu’à condition de retrouver, dans le cadre de la mémoire collective, la place des événements passés qui nous intéressent (…). L’oubli s’explique par la disparition de ces cadres ou d’une partie d’entre eux (…). Mais l’oubli s’explique aussi par le fait que ces cadres changent d’une période à l’autre. La société, suivant les circonstances et suivant le temps, se représente de diverses manières le passé 417  ».

Nous nous sommes aperçu que les souvenirs, à propos d’anciens carnavals, recueillis sur nos terrains, étaient tournés en majorité vers des ensembles de souvenirs. La mémoire carnavalesque fonctionnerait ainsi par souvenirs remémorés sous forme d’ensembles.

À Chalon, par exemple, les membres de la Confrérie Royale de l’Ordre Gôniotique, se souvenaient, distinctement, souvent des mêmes carnavals et des mêmes anecdotes dans ces mêmes carnavals, en opposition avec des faits, ou regrets des carnavals plus récents. Les batailles de confetti qui, selon les souvenirs, nappaient presque entièrement l’asphalte des rues chalonnaises en fin de défilé, ne semblent réservées aujourd’hui qu’aux enfants. Les déboires carnavalesques avec les autorités policières, comme les caricatures réussies de personnages politiques, qui font encore aujourd’hui la fierté des certains membres, ne sont rappelés que pour illustrer, avec un certaine regret, l’augmentation actuelle des participations cadrées des écoliers aux défilés dominicaux, au détriment d’une population adulte au potentiel davantage satirique.

Les traces du passé sont ainsi envisagées, de l’intérieur, comme totalement dépendantes du groupe et des pratiques carnavalesques particulières et sans véritablement de discontinuité notoire entre un avant un maintenant. Ici, le temps passé se pose en exemple du temps présent, pour une perpétuation des pratiques gôniotiques, c’est-à-dire doté d’une charge sarcastique envers l’environnement social et politique.

À Saint-Gilles, la plupart des membres de la Compagnie Pole Sud, argumentait leur volonté de créer un carnaval à la Réunion à travers leurs souvenirs émerveillés de carnavals auxquels ils auraient assisté au cours de leurs expériences respectives. La construction actuelle, par exemple du Roi Dodo, est réalisée à partir des souvenirs que chacun ravive, dans une pensée globale et continue. C’est le souvenir commun d’une sensation commune : « Tout ce qui tient de l’imaginaire, précise Clifford Geertz, croît dans nos esprits, est transformé, socialement transformé à partir de quelque chose dont nous savons seulement qu’elle existe ou a existé, ici ou là, en quelque chose qui est vraiment nôtre, une force agissante dans notre conscience commune 418 . »

Les organisateurs réunionnais réinventent alors, par le biais de leur mémoire – que l’on qualifierait alors d’horizontale – des mythes communs extrinsèques à l’île. Ils sélectionnent ainsi des symboles opératoires périphériques et allogènes pour célébrer et magnifier certains traits de la culture réunionnaise alors exempts d’un passé culturel commun.

À travers le carnaval, la mémoire hétérogène mobilisée permet de situer l’identité réunionnaise dans un espace où les repères collectifs temporels restent instables ou multiples.

La mémoire collective carnavalesque se développe donc à partir d’une communauté de passés qui est donc organisée pour s’accorder aux formes symboliques mises en place. C’est elle qui devient archive patrimoniale et sert de fondement légitime aux pratiques festives.

La subsistance des traces communes du passé dans les souvenirs collectifs des individus suffit à légitimer la permanence et la continuité du temps propre à un groupe donné : « Lorsque dans une société qui s’est transformée subsiste des vestiges de ce qu’elle était primitivement, ceux qui l’ont connue en son premier état peuvent fixer leur attention sur ces traits anciens qui leur ouvrent l’accès d’un autre temps et d’un autre passé 419 . »

Chaque groupe constitue ainsi sa propre réalité historique qui n’est alors conforme que dans une communauté de perceptions sensibles et chaque groupe, dépendant de son histoire, possède ainsi la possibilité de construire ses souvenirs, notamment par l’oubli, de manière à les mettre en accord avec les conditions de son équilibre et de son existence au sein de la société globale : « Les souvenirs sont façonnés par l’oubli comme les contours du rivage par la mer (…). L’oubli (…) est la force vive de la mémoire et le souvenir en est le produit 420 . » L’amnésie collective est donc un instrument qui permet à la mémoire collective de se défaire de certains éléments afin « d’organiser et de réorganiser le passé » 421 pour légitimer le présent et ses pratiques : « Tout souvenir est évalué en fonction de son oubli possible et le travail de la mémoire consiste précisément à oublier certains événements pour en privilégier d’autres. Loin d’être antinomique de la mémoire, l’oubli en est l’essence même 422 . »

Le sens de la mémoire carnavalesque n’est donc pas le sens de la réalité ou de la rationalité objective, il se réfère plutôt au sens subjectif et émotionnel des individus. C’est en cela que la perception présente d’un passé s’autonomise et se singularise vis-à-vis et des autres carnavals.

Dans l’univers du carnaval, l’imaginaire social porté sur un passé commun est une forme de rationalisation collective dotée d’un principe d’identité. La mémoire collective carnavalesque ne fait donc pas seulement sens pour une pratique festive locale qui se réfère à une mémoire pour se singulariser en tant que telle, mais aussi pour être objet d’identité commune.

Toutefois, c’est le présent, ou les pratiques carnavalesques présentes qui fondent ou activent la remémoration avec un passé qui se présente alors sans frontière avec le présent.

Il n’est retenu, en somme, du passé que ce qui est encore vivant dans le présent, ou ce qui devrait l’être. C’est ce que constate également Maurice Halbwachs : « L’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, au moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale 423 . »

Par ce fait la mémoire carnavalesque, qui procède donc du présent vers le passé, demeure inexacte avec les représentations objectives du passé, puisqu’elle instaure et modèle le passé. Ce qui n’exclut pas pour autant qu’elle peut être facilement manipulable par une instance qui dispose ainsi du monopole et la maîtrise du maniement du passé, et dont le rôle est indispensable pour penser et agir de concert. En médiatrices entre un passé modelé et un ensemble de pratiques, les instances organisatrices font ainsi reconnaître comme commun un passé aux protagonistes des carnavals.

Dans le carnaval, la mémoire collective met en œuvre des stéréotypes iconographiques qui sont sélectionnés, re-composés, ré-arrangés et transformés par les instances qui leur inculque de ce fait une légitimité commune puisqu’ils magnifient des éléments du passé et leur donnent l’illusion d’une continuité logique du temps.

La mémoire collective carnavalesque relève donc d’un imaginaire social.

Notes
417.

Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF., 1952, pp. 278-279.

418.

Clifford Geertz, Savoir local, savoir global, Paris, PUF., 1986, p. 63.

419.

Ibidem, p. 188.

420.

Marc Augé, Les formes de l'oubli, Paris, Editions Payot et Rivages, 1998,pp 29-30.

421.

Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1996, p. 77.

422.

Ibidem, p. 85.

423.

Maurice Halbwachs, op.cit., p. 130.