Socialisation

Dans la mémoire carnavalesque, les traces matérielles du passé, tels que les déguisements, les masques, les chansons, les musiques, les rituels ayant acquis un statut traditionnel, autorisent le stockage dans le présent. Ce stock culturel, plus ou moins fixe 424 , permet alors la mise en place d’une véritable socialisation carnavalesque de toute une localité par la mémoire.

Ainsi entend-on résonner, tout au long de l’année dans les écoles dunkerquoises, les chansons carnavalesques que les aînés connaissent de ce fait par cœur. Ainsi voit-on trôner, dans le bureau du président de la Fédération des Festivals et Carnaval de Guyane, les déguisements carnavalesques en miniature qui représentent les modèles traditionnels – figures imposées des défilés carnavalesques guyanais. Ainsi, assiste-t-on, en février 2002, à une exposition consacrée aux déguisements traditionnels à l’université même de Cayenne. Ainsi sommes-nous invité à une conférence illustrée sur les déguisements traditionnels des carnavals de Guyane devant un public de Métropolitains.

Autant de traces mnésiques dans le présent qui évoquent le passé comme un authentique héritage à transmettre, comme une socialisation essentielle aux multiples et complexes pratiques carnavalesques locales.

Le carnaval, par son histoire, a le double pouvoir de mettre en traces certains éléments du passé et de les mettre en scène. Ce passé s’offre ainsi comme une identité et comme une particularité aux pratiques carnavalesques locales.

Si effectivement la mémoire carnavalesque fonctionne du présent vers le passé, c’est le présent qui appelle le passé pour justifier, légitimer et identifier une pratique singulière, et ainsi s’emparer du présent.

Le carnaval se révèle être cette manifestation qui projette sur le passé ses représentations et ses valeurs du présents, voire du futur.

C’est en d’autres termes un processus qui permet d’agir communément sur le temps afin de mettre en scène un être ensemble commun.

En exemple, en Guyane, la participation de plus en plus visible de la communauté brésilienne a entraîné les défilés vers davantage de spectacles et d’exhibition et vers des déguisements plus exubérants et luxuriants, chargé de paillettes et de strass, de plumes et de corps dévoilés : « C’est bien ce qu’ils font [les Brésiliens], des paillettes, des plumes, tout ça, mais c’est quand même nouveau. Quand j’étais jeune, le carnaval c’était pas comme ça ; maintenant on copie un peu sur eux au niveau des costumes, on aime bien ce qui brille, mais on a quand même nos touloulous ». « Tous les objets culturels, précise Gérard Lenclud, (…) subissent des changements 425 . » Ces changements sont en effet souvent vécus comme une rupture avec le temps des origines.

C’est une direction festive attrayante pour les organisateurs, qui voient là un moyen médiatique d’accroître la renommée des carnavals de Guyane, en utilisant la popularité médiatique des carnavals caribéens et de Rio de Janeiro. Inscrire les carnavals de Guyane dans leur zone festive caribéenne, pour profiter des retombées médiatiques mondiales, est une stratégie – en matière de politique culturelle – qui nécessite l’enracinement rapide d’une forme carnavalesque allogène ou extrinsèque au passé carnavalesque guyanais. Œuvrer comme si ces pratiques culturelles faisaient partie de l’ensemble carnavalesque guyanais de manière traditionnelle, c’est-à-dire inscrite dans un passé commun, est manifestement une réélaboration ou une adaptation des pratiques carnavalesques dans le présent et donne de ce fait du moins, le ton des rapports sociaux existant dans la réalité quotidienne.

C’est ce qu’atteste René Alleau : « La tradition ne se borne pas àla conservation ni à la transmission des acquis antérieurs : elle intègre, au cours de l’histoire, les existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens (…). La tradition fait être de nouveau ce qui a été ; elle n’est pas limitée au faire savoir d’une culture, car elle s’identifie à la vie même d’une communauté 426 . »

Les traces mnésiques, quelles que soient leurs fonctions dans la structure carnavalesque, se constituent en référent qui oriente la mémoire et facilite alors la mise en commun du contenu de la mémoire. Elles sont les éléments indispensables à l’intelligibilité des pratiques carnavalesques dans la mesure où elles sont des éléments culturels déterminés. Ce sont, en d’autres termes, des auxiliaires de mémoire qui permettent d’interpréter le passé et ainsi de qualifier et singulariser la cultures afin de renforcer le sentiment d’appartenance.

Mais, précise Pierre Bourdieu, « C’est seulement lorsque l’héritage s’est approprié l’héritier que l’héritier peut s’approprier l’héritage 427 . »

« Je connais pas ces déguisements, c’est pas de chez nous ça ! » ; « Les enfants habillés en nounours ou en lapin c’est pas trop l’esprit gôniot, hein !? » ; « Faut garder l’esprit gôniot, oui, mais pas comme ça, on se croit plus à Chalon ! », enregistrons nous lors des défilés chalonnais. « Des chars, ah non, on n’est pas à Nice, là » ; « Nous on a toujours chanté ça, y en a qui sont inventés, mais nous on chante ce qu’on a toujours chanté », nous avoue-t-on dans une rue dunkerquoise. 

La mémoire collective, que l’on rencontre ainsi dans les structures carnavalesques, est donc le résultat d’un processus d’encodage du temps passé, c’est-à-dire que le carnaval transforme l’interprétation du temps en repères iconographiques et identitaires pour l’ensemble des éléments carnavalesques. Cet encodage est le produit lui-même d’une idéologie.

Notes
424.

Le caractère fixe du stock des traces mémorielles carnavalesques n’exprime pas systématiquement une limitation de celles-ci dans le système traditionnel. La fonction de l’oubli, dans le processus mémoriel, accorde des propriétés dynamiques et évolutives à la culture carnavalesque. En effet, le stock de culture locale carnavalesque possible, comme tout organisme vivant ou social, est traversé de façon perpétuelle par des changements, des évolutions, des modifications, des adaptations aux modes de vie et des activités eux aussi changeant de la société. Les modifications structurelles de la localité entraînent nécessairement une adaptation carnavalesque. 

425.

Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était, sur les notions de traditions et de société traditionnelle en ethnologie », in Terrain, n° 9, Octobre 1987, p. 114.

426.

René Alleau, "Tradition", in Encyclopaedia Universalis, corpus 22, p. 826.

427.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.