Ce sont en effet des choix qui sont opérés dans le passé en vue d’orienter une certaine pratique carnavalesque. En effet, selon Joël Candau : « La mémoire s’emploie constamment à organiser et réorganiser le passé 428 . »
Ces choix ont donc ce rôle d’instrument social, celui de permettre de se défaire de certains éléments, en filtrant, selon des critères très variables, certains éléments du passé.
Le produit de ce tri sélectif, nous l’appellerons « tradition carnavalesque ».
Cette tradition est en effet, pour Gérard Lenclud, « Une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains (…) elle n’est pas (…) ce qui a toujours été, elle est ce qu’on la fait être 429 ». La tradition carnavalesque est construite par une interprétation ou par une lecture orientée du passé.
La mise en scène de cette tradition carnavalesque par les instances est alors soumise, nous venons de le voir, comme une rétroprojection, à un système de critères de sélection et ainsi produit inéluctablement une fiction de l’héritage historique. Pourtant, ces critères sont exposés en période de carnaval comme étant ceux de l’authenticité. Donc, donner un certificat d’authenticité à une fiction, revient à servir de caution au présent, ou pour reprendre l’expression de Michel Hastings, c’est « une procédure collective de légitimation » 430 . Il poursuit en précisant que« Le passé devient repère du chemin parcouru (…) comme un acte de légitimation 431 . »
Si les instances construisent leurs traditions en choisissant des éléments dans le passé, ce n’est donc « pas le passé qui produit le présent, mais le présent qui façonne son passé 432 ». Elles choisissent ainsi ce par quoi elles se déclarent les héritières : « Laisser tomber une part de l’héritage, c’est choisir consciemment ou inconsciemment d’en maintenir une autre 433 » précise Jean Pouillon.
La reconnaissance de ces choix, donc le décodage, ne peut se légitimer que dans la mesure où ils sont mis en conformité avec la perception que les protagonistes ont de leur propre passé 434 et donc d’en saisir le code. Ces choix constituent en quelque sorte un code rétrospectif
qui conduit et dirige la mise en scène des éléments mnésiques du carnaval, et c’est parce qu’ils sont mis en scène publiquement, qu’il peuvent faire l’objet d’une appropriation collective. La réitération cyclique additionnée à la mise en scène publique de ces choix contribue à l’intelligibilité commune du code tout en figurant une domination de l’aléatoire et du désordre mnésique.
Toutefois nous pensons qu’une hypertrophie mémorielle, qu’une prolifération de traces mnésique culturelles nuirait, par confusion, à leur reconnaissance par l’ensemble des protagonistes. La mémoire doit en effet effacer ou oublier certains éléments pour la cohérence et l’unité des pratiques carnavalesques.
C’est donc ce code qui participe à l’identité du carnaval et le distingue des autres carnavals dont les fondements sont issus d’une interprétation idéologique du passé.
Le carnaval diffuse ainsi son propre modèle culturel.
Un certain Âge d’or est ainsi mis en scène publiquement comme la valorisation d’un être ensemble commun et qui, de fait, situe le passé par rapport au présent.
Joël Candau, op.cit., pp. 76-77.
Gérard Lenclud, op.cit., p. 118.
Michel Hastings, "Communisme et folklore ; étude d'un carnaval rouge", in Ethnologie française, tome 16, n° 2, 1986, p. 146.
Ibidem
Gérard Lenclud, op.cit., p. 118.
Jean Pouillon, "Plus ça change, plus c'est la même chose", in Le cru et le su, Seuil, 1991, p.86.
Le choix qu’une localité fait de ses traces du passé conservées au détriment d’autres, n’évacue pas pour autant la question du contenu ou encore la référence au signifié. Pourquoi tels éléments du passé et pas d’autres, pourquoi ceux-ci sont-ils choisi de préférence et au détriment des autres, à quelle structure signifiante renvoie-t-ils ?