« Toute la personnalité d’un groupe humain est enfermée dans la moindre de ses productions matérielles 436 » déclare alors André Leroi-Gourhan.
De même, le carnaval se personnalise par ses propres productions matérielles qui, nous l’avons vu, se légitiment parce qu’elles revendiquent une inscription dans le temps. Elles servent ainsi de cadre de référence pour perpétuer des pratiques carnavalesques à travers le temps et permettent d’inscrire, également dans le temps, une série de pratiques. Et donc de « trouver dans le passé un héritage » 437 : « De toute antiquité, les différents peuples ont constitués des fêtes joyeuses (…). De nos jours, le Carnaval de Venise, de Nice et de Rio n’ont pas leur pareil dans le monde. La Guyane se consacre aussi à cette vielle tradition de plus de cent ans 438 » lit-on dans un magazine carnavalesque guyanais. Il n’est pas rare non plus de constater chez certains spectateurs ce sentiment d’être héritier de pratiques passées : « Moi, ça me rappelle mon enfance, mes parents nous emmenaient déjà au carnaval et on adorait ça ; c’est pour ça que j’emmène mes petites filles ! ». « J’ai toujours connu le carnaval à Chalon mais même si j’y participe plus, j’aime bien les voir passer ». « Tout petit déjà j’allais au carnaval déguisé et je me souviens des batailles de confettis qu’on faisait ! ».
En effet, précise Jean Pierre Sylvestre, « Parler de tradition et de ses usages, c’est se référer aussi bien au contenu de ce qui se transmet de génération en génération d’une part, aux modalités de la transmission d’autre part, aux formes de légitimation inhérentes à l’impératif de transmission enfin 439 . »
L’utilisation de la tradition dans le cadre de la fête carnavalesque apparaît ainsi comme une ré-élaboration de rituels puisés dans un passé dont la signification doit alors être recherchée dans le présent. Ainsi, la mémoire utilisée par les instances ne fait pas revivre le passé mais, au contraire, construit son présent. La tradition, comprise comme phénomène culturel et comme idéal identitaire, ne consiste donc pas à « plaquer le présent sur le passé, mais à trouver dans celui-ci l’esquisse de solution que nous croyons juste aujourd’hui 440 . »
Ainsi, comme une ré-injonction de certaines valeurs du passé dans les pratiques du présent,
l’ancien constitue la valeur fondamentale du présent et permet aux instances de projeter dans le présent l’idée, d’une part, qu’elles se font du carnaval, et d’autre part qu’elles se font d’elles-mêmes.
Le partage des traditions carnavalesques devient ainsi un symbole capable de rassembler des individus qui reconnaissent ces mêmes traditions.
La sollicitation et la mise en scène d’une telle mémoire par les instances permettent alors de partager – et de faire partager – une mémoire collective, ou plutôt de rendre commun une mémoire locale. Et ceci transparaît clairement dans les discours de l’instance guyanaise : « Depuis 1993, une équipe de femmes et d’hommes travaille bénévolement pour organiser, à l’intention des Guyanaises et des Guyanais certes, mais aussi de tous ceux qui viennent dans notre département, un événement culturel d’exception, porteur à la fois de nos traditions créoles et de celles des communautés de Guyane 441 .» Ou encore dans le Touloulou Magazine n°3 : « Et cette année qui m’entoure est plus que volontaire pour développer d’autres activités dans le domaine artistique ; véritable défi que nous relèverons toujours pour la défense, la sauvegarde, la promotion de notre patrimoine… Nous restons persuadés que la population guyanaise, dans son ensemble, nous soutiendra pour qu’enfin, à travers le globe, soient reconnues les richesses de notre culture 442 . »
La maîtrise et le maniement, par le discours ou par la mise en scène, de l’histoire et des pratiques traditionnelles, constitue de ce fait un enjeu politique puisque le pouvoir de légitimation des pratiques rituelles carnavalesques est aussi un pouvoir de maîtrise du temps, donc du devenir. La mémoire collective montre ainsi son caractère idéologique et dans ce cas ouvre la potentialité en tant qu’objet de lutte ou d’enjeu non seulement identitaire mais aussi effectivement politique.
Entre la mémoire collective – enjeu social – et son maniement ou mise en scène publique – enjeu identitaire – se situe précisément l’instant de la politique : « L’instauration d’une histoire où la société non seulement se sait, mais se fait comme s’auto-instituant explicitement, implique une destruction radicale de l’institution connue de la société, jusque dans ses recoins les plus insoupçonnables, qui ne peut être que comme position/création de l’institution non seulement de nouvelles institutions, mais d’un nouveau mode du s’instituer et d’un nouveau rapport de la société et des homes à l’institution (…). L’autotransformation de la société concerne le faire social – et donc politique, au sens profond du terme – des hommes dans la société, et rien d’autre. Le faire pensant, et le faire politique – le penser de la société comme se faisant – en est une composante essentielle 443 . »
Au niveau des groupes carnavalesques, justifier une pratique présente dans le temps immanent de la fête, par le biais de la tradition, permet donc de les rassembler et de les unir. Mais c’est aussi stigmatiser les propres pratiques des groupes afin de les faire connaître et reconnaître par l’ensemble des autres groupes, donc de distinguer : « Le recours à la tradition, précise Jean Pouillon, c’est un moyen de formuler sa différence 444 . » Le recours à la notion de tradition dans le monde carnavalesque est ainsi un des « moyens par lesquels les sociétés affirment leur singularité 445 . »
Si certaines pratiques sont en effet oubliées, ou du moins sélectionnées par les instances organisatrices, l’oubli qui constitue alors –pour reprendre les termes de Jean Pouillon – un « point de vue » pour les groupes carnavalesques permet ainsi de constituer et d’afficher une spécificité, une singularité et une identité propre dans l’univers multiple des groupes carnavalesques.
Le carnaval autorise alors à un ensemble d’êtres multiples, à vivre ensemble, au temps présent, le temps passé perçu comme commun.
En effet, reconnaître l’existence d’un groupe ou d’une pratique singulière dans un ensemble autorise l’inscription de celui-ci dans l’ensemble mémoriel. C’est pourquoi agréger les pratiques d’un groupe à une tradition commune offre la perspective de prouver l’existence du groupe dans l’ensemble commun. « L’utilité en général d’une tradition, confirme Gérard Lenclud, est de fournir au présent une caution pour ce qu’il est 446 . » L’utilisation de la tradition carnavalesque consiste alors d’abord en une construction préalable d’un ensemble de pratiques singulières que l’on présente comme tel sur la scène publique carnavalesque. La médiation culturelle de la mise en scène publique carnavalesque permet alors d’objectiver l’ensemble des symboles du groupe donc de les faire connaître et reconnaître.
Les mises en scène carnavalesques sont autant d’« actes de théâtralisation par lesquels les groupes se donnent en spectacle (et d’abord à eux même), cérémonies, processions, [ils] constituent la forme élémentaire de l’objectivation et, du même coup, de la prise de conscience des principes de division selon lesquels ils s’organisent objectivement et à travers lesquels s’organise la perception qu’ils ont d’eux même 447 . »
Ainsi, plus un groupe dispose d’un capital de mise en scène, plus il est capable de légitimer ses propres pratiques au sein d’un ensemble. Il montre donc ce qu’il fait plutôt que ce qu’il est.
En somme, « La communauté se met et se joue son propre sort par le moyen de ses masques 448 . »
André Leroi-Gourhan, Les racines du monde, Paris, Belfond, 1982, p. 271.
Jean Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris, François Maspero, 1975, p. 160.
« Si le carnaval m’était conté », in Touloulou Magazine, n° 4, 1997, p. 4.
Jean Pierre Sylvestre, Penser la tradition, Séminaire de DEA et de l'école doctorale, Faculté de Sociologie et Sciences sociales, Lyon, février 1998.
Jean Pouillon, Fétiche sans fétichisme, Paris, François Maspéro, 1975, p. 160.
Philippe Alcide dit Clauzel, « Editorial, Maré zot ren », in Touloulou Magazine, n°6, 2000, p. 3.
Philippe Alcide dit Clauzel, « Le mot du président de la Fédération des Festivals et Carnavals de Guyane », in Touloulou Magazine, n°3, 1997, p. 3.
Cornélius Castoriadis, op.cit., p. 498.
Jean Pouillon, Fétiche sans fétichisme, op.cit., p. 161.
Ibidem, p. 172.
Gérard Lenclud, op.cit., p. 119.
Pierre Bourdieu, "Représentations politiques, éléments pour une théorie du champ politique", in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, p 2.
M. Mesnil, Carnaval et mascarades, Paris, Bordas, 1988, p. 25.