3 – Dérèglement

3-1 –L’ordre de la fête

Temps de la fête

Plus empiriquement, un des éléments fondamentaux du carnaval, nous l’avons montré en seconde partie, est le déguisement ou la mascarade collective.

Effectivement, le carnaval est un moment déterminé où il est socialement permis de s’adonner au travestissement, mais précise Julio Caro Baroja, « Le fait d’associer l’acte de se masquer à des violences, à des plaisanteries grossières, à des actes comiques et à des actes tragiques, le désir de changer de personnalité et de passer du rire aux pleurs et vice versa, des notions de vie, de mouvement et de lubricité à des notions de mort et de destruction dépasse toutes les limites historico-culturelles 449 . »

La mascarade carnavalesque constitue ainsi un instrument de communication de la rupture, entre l’ordre social et culturel de la vie quotidienne et l’ordre de la représentation de la théâtralisation expressionniste. On comprend mieux, en effet, le prestige et le plaisir de celui qui se met délibérément en valeur sous son masque, de transgresser rituellement sa propre quotidienneté.

C’est aussi ce qu’avance Elisabeth Tardif : « La fête interrompt ainsi le cours de la vie profane. Événement souvent sacré, rituel, elle est vécue selon des lois et des règles bien précises comme un moment de vie intense en rupture complète avec la vie ordinaire 450  », et ce qu’atteste François-André Isambert : « La fête, ses acteurs et ses artifices, ses parures et ses techniques, ses réglementations et les espaces dans lesquelles elle peut se dérouler, son temps spécifique diffère du temps de la quotidienneté 451 . »

En effet, sous couvert du masque ou du déguisement, pendant la durée du carnaval, on peut jouer un rôle qui est tout autre que celui du quotidien et chercher à vivre conformément à ses propres lois, c’est-à-dire les lois de la liberté, qui ont précisément la capacité de rompre avec les habitudes communes.

Le carnaval se comporte alors comme un masque pour Jean Duvignaud puisqu’il « révèle un autre visage sur le visage connu, suscite une autre émotion que l’émotion admise, révèle une sur-réalité qui peut devenir vraie 452  », en d’autres termes qu’il invente une réalité distincte de la réalité courante.

Le carnaval permet ainsi d’établir des conditions de vie, pour un temps seulement, en dehors de toute condition ordinaire – en dehors de l’ordre ordinaire – et de nier activement ou de mettre entre parenthèse les interdits du quotidien : « Le principe comique qui préside au rite du carnaval, souligne Elisabeth Tardif, (…) appartient à la sphère totalement à part de la vie quotidienne 453 . »

Ainsi, pendant le déroulement de la fête, le temps quotidien est aboli, « le temps se renverse et se renouvelle, meurt et revit, la fête est un temps de métamorphose du temps 454  » et le carnaval devient alors la mise en relief d’une rupture, d’une discontinuité, un temps extra quotidien qui détourne précisément du quotidien et, de ce fait, permet de « mettre à neuf la mécanique subtile des rapports sociaux 455 . »

Le temps de la fête est fondamentalement extra temporel et c’est ce qui caractérise proprement la périodicité de la fête carnavalesque : la conception de la fête cyclique produit inéluctablement une interruption temporaire du temps linéaire du quotidien.

La fête carnavalesque permet ainsi de créer cycliquement un temps nouveau, un autre temps, dans le temps ordinaire.

Cette temporalité, qui n’est pas explicite, est de ce fait est un dérèglement temporel du quotidien et dans ce temps hors du temps il met en scène une « exaltation de communications non dites et de relations humaines, relations qui, dans la vie ordinaire, se bornent à des rapports de travail 456 . » En se positionnant dans un temps qui n’est ni passé, ni présent, ni futur mais à l’appui d’une mémoire donnée comme commune, les groupes carnavalesques prétendent ainsi à une identité commune et se donnent publiquement l’image d’une unité symbolique.

Le carnaval est dans cette perspective aussi une manière de faire être le temps, donc une manière de faire être l’autonomie d’une autre société puisque c’est aussi le temps des significations communes où le sens de la communauté s’affiche publiquement. Ainsi, pour reprendre les termes de Jean-Jacques Wunenburger, il « transcende l’ordre de la société immanente 457 . »

En effet, le désordre associé à l’ivresse de la transgression est capable de mettre fin aux inégalités sociales et vider l’ordre de sa transcendance. Le débordement, la transgression et la subversion propres à la fête carnavalesque permettent alors ce que Roger Caillois 458 appelle le « chaos originel » dans lequel la mort n’existe pas.

Cependant, en isolant la fête dans une période stricte, dans un calendrier, on localise d’autant mieux ses dérèglements.

Le calendrier est en effet une règle collective instituée, un temps encadré, défini à l’avance et qui permet de régler le social

La fréquence cyclique de la fête carnavalesque permet alors, de manière linéaire, d’équilibrer et de régler socialement l’ordre des choses.

Notes
449.

Julio Caro Baroja, Le carnaval, Paris, Gallimard, 1979, (1ère éd. 1965), p. 155.

450.

Elisabeth Tardif, La fête, idéologie et société, Paris, Librairie Larousse, 1977, p. 7.

451.

François-André Isambert, "Fête", in Encyclopaedia Universalis, Corpus 9, Paris, p. 421.

452.

Jean Duviganud,Fêtes et civilisations, Weber, 1973, p. 66.

453.

Elisabeth Tardif, op. cit., p. 46.

454.

Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op. cit., p. 75.

455.

Daniel Fabre, Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard, 1992, p. 17.

456.

Jean Duvignaud, op.cit., p. 48.

457.

Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op.cit., p. 11.

458.

Roger Caillois, L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, Folio essais, 1950.