De même, circonscrire le lieu de la fête, faire du lieu un espace proprement et globalement festif, est un processus qui sépare objectivement espace festif et espace non festif, et identifie les individus qui s’y reconnaissent : « Banaliser le cadre, les instruments, le langage d’un rituel, c’est dialectiquement se distinguer en refusant certaines associations symboliques triviales 459 . »
Cette circonscription spatiale protège ainsi les valeurs à la fois du lieu et de cette autre communauté, tout en permettant d’objectiver la tradition festive comme le fondement d’une communauté.
La tradition locale du carnaval devient alors un moyen d’affirmer sa différence, son unicité et son unité concourant, dans une autre dimension, à mettre en place un être ensemble distinct que celui de la réalité courante.
L’espace carnavalesque n’est donc pas uniquement un espace délimité géographiquement, ni une simple donnée empirique mais au contraire il est une notion symbolique qui autorise et invite ses résidants éphémères à se percevoir comme une communauté qui fait partager une histoire commune. Le territoire, relié à un modèle social, s’offre ainsi comme une dimension essentielle pour penser les pratiques carnavalesques à travers le temps.
Le territoire est le cadre du temps en tant qu’image à laquelle se réfèrent les individus et les groupes carnavalesques pour penser le temps et leur tradition et en tant qu’image du temps passé et à venir.
La spatialisation du temps est ce qui détermine en effet les conditions d’existence du groupe en tant que groupe allant à l’encontre d’une altérité et en tant que groupe qui unit les membres entre eux.
Dans l’espace festif, chaque individu est soumis aux règles du carnaval et non plus à celles, implicites, du quotidien. La mémoire commune est ainsi mise en scène afin d’afficher l’expression du sentiment commun d’appartenance au lieu qui n’est plus celui de l’urbanité du quotidien.
Néanmoins, les circonscriptions du lieu et du temps permettent l’encerclement du désordre et garantissent par là même que l’ordre social soit conservé et réglé.
Ainsi, la violence de la subversion est canalisée d’une part par le rituel préétabli de la conception traditionnelle et d’autre part, par la délimitation de l’espace proprement festif, afin de devenir permise et tolérée.
Le vécu de la fête limité dans un temps et dans un espace autorisé incite les protagonistes à se comporter selon des règles établies : « Son caractère temporel, limité, bien cadré avec une ouverture et une clôture permet de contenir une partie des débordements dans un espace et une durée soigneusement mesurée 460 . »
L’ivresse de la transgression, dans le carnaval, est quasiment ontologique, et cette ivresse est un moyen qui permet, en premier lieu, de rendre caduque l’ordre social établi. En effet, le carnaval est une cérémonie, un spectacle donné à voir, car il peut dans ce sens ronger l’idée d’ordre social, voire l’ordre social lui-même, et déranger l’ordonnance toute entière.
Mais le fait de toucher de près cette violence réelle, par une violation rituelle, pour un temps seulement et dans un lieu organisé ad hoc, est un phénomène qui a pour effet de maintenir socialement l’une et l’autre dans une association incompatible et impropre au bon déroulement de la fête.
Le carnaval ne peut donc trouver son sens que si la transgression elle-même s’autonomise par un cadre et des règles.
Ainsi, l’instauration momentanée de la violence symbolique d’une subversion permet au quotidien de reprendre sa place après une dépense d’énergie subversive.
La fête carnavalesque ne se contente alors pas d’être un objet de défoulement, elle joue un rôle essentiel de régulation de l’ordre établi. Plus encore, elle régénère un monde voué à l’entropie et légitime un ordre d’autant plus solide qu’il en sort purifié et grandi.
Régler la fête est donc destiné à maintenir l’intégrité du social en l’isolant de l’état chaotique. C’est faire du profane un instrument de purification, faire du carnaval un instrument de légitimation du social, faire du dérèglement un pallier qui permet de régler.
La transgression organisée du carnaval, dans son processus d’autorégulation sociale n’est ainsi rien moins qu’un dérèglement réglé.
Dans cette optique, le débordement carnavalesque ne met pas fin définitivement, et de toute part, à l’ordre établi mais, a contrario, célèbre un consensus dans lequel l’ordre pré festif est investi d’une nouvelle légitimité.
François-André Isambert, Le sens du sacré, fête et religion populaire, Paris, Minuit, Le Sens Commun, 1982, p. 116.
Bernard Cherubini, op. cit., p. 212.