L’élaboration d’un tel système d’appartenance cadré à la fois par une histoire et par un espace symbolique, permet de créer véritablement une entité socioculturelle originale.
Depuis Emile Durkheim, on connaît en effet l’importance sociale de la fête périodique qui agrège chaque année les mêmes individus et renouvelle le sentiment d’intégration au groupe, qui réconcilie une communauté entière. Mais la réunion d’un ensemble d’individus dans une liesse commune, la prise de distance par rapport à la vie quotidienne, la décomposition symbolique d’un monde objectif, l’abolition provisoire des rapports hiérarchiques, des règles et des tabous, l’appartenance commune à une même mémoire, la conviction d’une origine commune sont autant de phénomènes humains qui permettent de créer une communauté différente que celle qui divise les individus dans la réalité courante, d’inventer la conscience de former un tout dans lequel chacun peut jouir d’un sentiment d’appartenance.
Les règles sociales qui distinguent les individus entre eux dans la vie quotidienne deviennent autres dans le moment carnavalesque.
En ce sens, le monde extra quotidien dans lequel se déploie la fête autorise l’insertion d’autres pratiques sociales et culturelles.
Même si le carnaval reste une fête dans laquelle les participants ont la possibilité de modeler eux-mêmes leur pratiques, c’est-à-dire d’inventer d’autres règles, il n’en demeure pas moins un lieu de créativité et d’esthétique qui permet aussi d’exprimer différemment un vivre ensemble. Il constitue en ces termes le temps et le lieu d’une fuite hors de l’écrasement coercitif, là où peuvent se livrer des rencontres entre groupes distincts, un lieu commun où les groupes acceptent d’autres groupes parce qu’ils ne sont plus définis par les mêmes critères d’identification.
Ainsi, dans le carnaval c’est la vie sociale elle-même qui joue et interprète une autre forme libre de vie, une forme idéale de vie sociale.
Le carnaval facilite ainsi la reconnaissance de la légitimité altruiste.
Le carnaval n’est pas seulement une fête dont le sens pragmatique exalte un plaisir, une émotion ou encore n’est pas uniquement l’instant qui rompt le cours linéaire de la vie quotidienne mais il s’offre comme une représentation du sens idéal d’une nouvelle vie, d’une autre vie.
La violence de la subversion carnavalesque n’est donc pas seulement destructrice mais est aussi constructive ; elle n’est pas seulement créatrice d’un désordre entropique, mais aussi une mise en scène d’un autre ordre.
Le carnaval a cette double valeur symbolique, celle de créer un sentiment et un ciment social, et celle de restructurer les relations sociales, dans lesquelles chaque groupe peut faire corps et s’apparaître à lui-même comme se rendre visible de manière différente aux autres groupes. Chacun peut alors se montrer ou se faire connaître et reconnaître différemment sur la scène publique, c’est-à-dire s’identifier selon d’autres critères qui ne sont précisément plus ceux qui identifient les groupes dans la réalité courante.
L’être ensemble carnavalesque se trouve alors déterminé par une autre charge identificatoire dont les critères puisent leurs valeurs à partir d’un désordre, d’une déstructuration identitaire.
Puisque le carnaval est une œuvre de fiction, une mise en scène ludique et esthétique de l’idéal d’une communauté sociale, la transgression des interdits dans la fête carnavalesque possède alors cette double signification, celle qui permet la libération du social dans laquelle l’homme s’arrache à son mode d’existence pour ouvrir sur un autre social : « En se donnant la liberté du jeu, l’homme redécouvre la surnature, voire le surréel du dessus du naturel, la transcendance épiphanique au lieu de l’immanence dévitalisée 461 . »
C’est donc cette subversion ludique dans laquelle l’homme est dépouillé des règles du quotidien qui l’entraîne et l’insère vers d’autres règles qu’il se choisit de manière imaginaire et esthétique, dans un monde du possible.
Le carnaval exalte les consciences, crée une âme collective et prône une impulsion vers l’unité fondamentale construite et imaginée. Il est l’occasion de constituer cycliquement un autre être ensemble véritablement commun.
Le carnaval est en ce sens le monde commun et imaginé des possibles.
À Saint-Gilles, l’exemple semble convainquant : départ d’un autre temps, ou mise en scène d’une autre temporalité, la célébration de la rupture d’un ordre ancien désigné comme obsolète autorise la mise en scène d’une autre vie sociale et permet ainsi de magnifier une nouvelle harmonie sociale et culturelle, d’inventer un groupe unique, non pas antagoniste mais complémentaire et pluriel, construit par la négociation sur la scène publique.
Ce carnaval, qui circule donc du futur vers le présent, cherche le renouveau dans l’allégresse du désordre, fonde la genèse du devenir par le chaos carnavalesque. Ainsi, précise Maurice Halbwachs, « La société n’abandonnera ses croyances anciennes que si elle est assurée d’en trouver d’autres 462 . »
À l’inverse à Chalon et à Cayenne, l’ancien constitue la référence collective et idéale du carnaval et le processus festif se réalise dans la répétition et dans la référence à l’origine qui reproduit un modèle déjà donné – donc déjà légitimé – comme une pratique allant de soi. Ce processus permet cycliquement de quitter le temps présent et celui du devenir afin d’accéder au temps de l’âge d’or créateur et fondateur, donc unificateur. Dans ce cas la reconnaissance identificatoire des groupes carnavalesques est davantage une unicité, une conformité à un modèle pré-établi 463 qu’une novation ou un véritable compromis. « La forme réitérée, annonce Clifford Geertz, portée à la scène et jouée par son propre public, fait de la théorie une réalité 464 . »
Chalon et Cayenne légitiment ainsi leur propre mémoire, dans un sens qui va du passé vers le présent, à travers une forme pré réflexive de la conformité qui se rapporte au passé, c’est-à-dire un cadre fait de notions qui servent de points de repère pour l’ensemble des groupes et qui permet d’abolir les aléas du présent et l’énigme du futur. Saint-Gilles, quant à elle, cherche à en créer une autre à l’appui de nouveaux mythes, de nouvelles valeurs fédératrices qui prennent leurs points de départ dans les conditions où se trouve actuellement la société, en d’autres termes dans le présent.
Nonobstant le débat avec le temps qui révèle un mode différencié de transmission des pratiques carnavalesques, les instances organisatrices n’activent pas moins, sinon les outils d’une politique culturelle, du moins d’autres règles identificatoires. Les instances carnavalesques portent en elles l’identité de leur ville, qui en retour leur délègue des fonctions de conservation et de mise en scène de leur mémoire carnavalesque. C’est la mise en scène et, de fait en perspective, des différentes identités dans un espace et un temps différents mais véritablement communs qui permet de donner un contresens aux règles sociales de la quotidienneté et ainsi d’inventer un autre être ensemble.
Le carnaval prend ici tout son sens populaire puisqu’il assemble le peuple et réunit des groupes habituellement séparés dans la vie quotidienne.
Si le ludisme de la transgression carnavalesque a pour nécessité première l’oubli du quotidien, c’est aussi pour promouvoir un autre lieu de rencontre, de communications et d’échanges.
Le ludisme esthétique et surréalisme du carnaval donne la possibilité de créer une vie sur le modèle de la fête, ainsi d’introduire l’homme dans une fête permanente, et chacun a la possibilité de devenir acteur de sa propre quotidienneté, de devenir acteur de cet ordre social.
La fête est ainsi construite, non comme un pan ludisme, mais plutôt comme outil idéal d’exhibition d’autres rapports sociaux : « En insérant l’homme dans l’expérience festive, on lui révèle la pauvreté de ce quotidien, on le persuade de la proximité du possible 465 . »
Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op.cit., p. 71.
Maurice Halbwachs, op.cit., p. 294.
En atteste le « confinement » des groupes portugais à Chalon, chinois et brésilien à Cayenne, dans une conformité carnavalesque allogène.
Clifford Geertz, Savoir local, savoir global, op.cit., p. 41.
Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, op. cit., p. 203.