La thèse que défend Marc Augé dans son ouvrage sur les théories de pouvoir en Côte d’Ivoire est qu’aucune pratique sociale, économique ou politique ne peut s’effectuer ou s’analyser sans références à une logique idéologique 468 .
Introduisons alors ce concept dans notre raisonnement.
Il s’avère en premier lieu essentiel de s’interroger sur une telle notion en rapport avec notre problématique carnavalesque.
Littéralement une idéologie, comme son nom l’indique, est la logique d’une idée.
L’idée est précisément la représentation d’un objet dans l’esprit.
L’idée est donc la représentation qui se fait de quelque chose dans l’esprit, soit que cette chose existe en dehors, soit qu’elle soit purement intellectuelle. L’idée est dans ce cas synonyme de souvenir, d’image, d’imagination. Elle est une façon particulière de se représenter abstraitement le réel. L’idéologie est donc la logique de cette représentation.
Pourtant, Michel Henry définit l’idéologie comme un élément qui ne peut circonstancier la description du carnaval que nous avons construite tout au long de ces précédentes pages : « L’idéologie n’est ni un rêve, ni une folie, ni un délire, elle est la raison même 469 . »
À son origine, l’idéologie était une science qui cherchait à expliquer l’évolution de l’ensemble des idées 470 .
Associé à Engels, dans L’Idéologie allemande, Marx définit le concept comme un élément indispensable d’une doctrine censée maintenir l’ordre établi 471 .
Louis Althusser, quant à lui, voit dans l’idéologie un système de représentation 472 qui remplit une fonction sociale, celle de permettre aux individus de répondre aux exigences de leur condition d’existence. Elle est le « le rapport imaginaire à ces conditions d’existences réelles (…) qui permet à la fois d’agir sur soi (…) et sur les autres 473 . »
Pour Clifford Geertz, l’idéologie dispose d’une fonction pratico sociale dans la mesure où elle est un acte symbolique destiné à produire un effet dans la réalité sociale. Dans cette perspective, l’idéologie n’est pas une perception déformée de la réalité mais permet de donner des images et un sens à une réalité.
L’idéologie est donc selon Geertz une image symbolique du réel qui remplit une fonction en terme d’action et d’orientation dans la réalité. Elle est en somme un repère symbolique dans la réalité.
Marc Augé définit l’idéologie, ou plutôt « l’idéo-logique » comme la syntaxe du discours théorique de la société sur elle-même : « L’idéologique (…) est la structure fondamentale (la logique syntaxique) de tous les discours possibles dans une société donnée sur cette société 474 . » L’idéologie participe ainsi à l’énoncé théorique qui définit l’ordre social et sa représentation culturelle.
L’idéologie est donc une perception non rationnelle qui agit comme un repère et un modèle dans la réalité. Et nous avons montré précédemment que le carnaval, univers sensible et irrationnel, était capable d’offrir une autre structuration identitaire aux protagonistes de la fête, c’est-à-dire un autre modèle que celui qu’impose celui de la réalité. En ces termes, le carnaval s’apparente à cette notion d’idéologie, comme un discours de l’ordre de l’imaginaire sur la réalité.
Ce sens donné à la notion d’idéologie nous permet ainsi d’approfondir notre description et notre définition du carnaval comme n’étant pas un simple univers cohérent issu du rapport au réelle ou de la réalité courante, mais plutôt le produit d’un rapport à l’imaginaire.
Dans ce sens, le carnaval est donc une représentation du rapport imaginaire que les protagonistes ont de leur existence réelle et de ce qu’ils font.
Marc Augé, op.cit.
Michel Henry, "Marx", in Esprit, oct. 1978, p. 418.
Le terme été inventé par le philosophe Desttut de Tracy dans un mémoire présenté à l’Institut en 1796. « Idéologie » signifiait alors science des idées, et plus précisément, l’analyse scientifique de la faculté de penser, ainsi que la science de la genèse des idées.
La production d’une idéologie dominante, selon Marx, inhibe toute conscience révolutionnaire chez les dominés et contribue ainsi à la reproduction des conditions et de l’ordre social et économique établis.
Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Ed. La découverte, 1996, (1ère Ed. 1965), p. 238.
Ibidem, p. 241.
Marc Augé, ,op.cit., p. 20.