Iconographie carnavalesque

Les représentations iconographiques, sous forme de déguisements, de masques, de chars allégoriques, de pantomimes qui réalisent des idées ou des fantasmes surréalistes, sont constituées d’images construites pour représenter d’autres signifiants que ceux qui règlent les images du quotidien. Mais, précise Castoriadis : « Dans le cas de l’imaginaire, le signifié auquel renvoie le signifiant est presque insaisissable comme tel, et par définition son « mode d’être » est un mode de non-être 485 . »

Le symbolisme iconographique carnavalesque présuppose ainsi une réelle capacité à l’irrationnel et à l’irréel, au fantasme et au désir mais dans l’univers particulier du carnaval, l’irréel, s’il n’est pas, devient néanmoins visible de tous. Dans la réalité en effet l’existence du signifiant et du signifié sont immédiatement saisissables, mais dans l’imaginaire vécu du carnaval, l’image, véhiculée sous forme de symboles, se rend notoire publiquement. L’image et le symbole, s’ils ne sont pas, deviennent.

Les scènes vécues dans le carnaval sont saisissables effectivement uniquement en image, cependant elles représentent autre chose, un fantasme par exemple, on l’a vu dans la deuxième partie.

L’iconographie carnavalesque opère ainsi sur le mode de la représentation.

Notons, à l’instar de Bachelard, que les images proprement carnavalesques ne sont pas non plus à inscrire dans l’ordre du concept : « Si la sublimation était une simple affaire de concept, elle s’arrêterait dès que l’image serait enfermée dans ses traits conceptuels ; mais la couleur déborde, la matière foisonne, les images se cultivent 486 . »

L’imaginaire carnavalesque est donc un mode particulier de représentation qui donne et qui pose dans la réalité ce qui n’est pas. Le carnaval a effectivement cette capacité de faire surgir et de faire voir – donc de rendre visible – dans le réel ce qui demeure à l’état d’idée, de fantasme ou de rêverie. Il ne se contente pas d’évoquer simplement une idée ou un symbole, il les met en scène matériellement. L’image carnavalesque – le signifiant – est ainsi le lien qui représente, dans la réalité matérielle, l’idée – le signifié.

Il est à préciser effectivement que le roi carnaval joue le rôle à la fois de médium qui permet de se détacher de la réalité quotidienne, et de simulacre d’un autre possible, d’une autre réalité, le représentant fantasmé d’un autre régime politique et donc d’une autre vie. À lui seul, il concentre l’imaginaire collectif et en même temps il personnifie et désigne l’alternative, l’autre possible mis en scène. Ses multiples matérialisations, ses distinctions physiques caractérisant chaque carnaval, sa tenue vestimentaire, les coloris choisis, sa place dans les défilés, sont autant de symboles et de reflets de l’imaginaire de ceux qui l’ont fait être, qui l’ont fait naître et qui le font vivre réellement dans cet univers imaginaire collectif.

En ce sens, le roi carnaval dépasse le cadre de la seule évocation des images et se poste alors dans la virtualisation, l’exploitation matérielle d’une possibilité et d’une communauté ou plutôt de la possibilité d’une communauté.

Chaque élément du personnage est en effet pensé et conçu en fonction du signifié donné au symbole carnavalesque.

À Saint-Gilles : « On a décidé de le faire avec la peau un peu mate mais avec les yeux verts », nous avouait un membre de l’instance organisatrice du carnaval, en parlant du physique ostensiblement métis du roi Dodo, géant de carton pâte. Le désir et le choix d’une réalité qui n’est manifestement pas dans l’ordre du quotidien, de cette réalité imaginée, celle d’un véritable métissage culturel et social, s’affiche publiquement par le biais de celui symbolique et visible, c’est-à-dire notoire. À la Réunion, le roi carnaval est ainsi créé comme la persuasion d’un auto accomplissement, qui fait être dans l’espace public ce qui est imaginé collectivement, dans le sens où il oriente des réponses à un problème commun d’image, peu soluble dans la réalité courante.

À Cayenne, les reines de carnavals élues se parent souvent d’un symbole commun à tous les habitants de la Guyane et prennent des noms aisément reconnaissables comme : « L’Arbre dans la forêt » pour la reine de 2000, « Le Phénix royal » pour sa première dauphine, « L’Hippocampe » pour la reine de 2001 ; sa première dauphine étant « La Mangue de Guyane », ou encore « Le Papillon royal » en 1993, « Le Poisson d’argent » en 1994, « La Fourmi rouge » en 1997, « La Méduse » en 1998, etc.

À Chalon, l’effigie en paille – celui qui est « beurdolé à la couverte », celui qui sera exécuté en fin de rituel – est vêtu de bleu et de rouge, les couleurs de la ville. Le roi Cabache – qui est constitué de chair et d’os – porte en guise de couvre-chef et comme nom, l’appellation très locale du fruit d’un nénuphar mythiquement endémique des îles de la Saône.

Le roi carnaval n’est pas, en définitive, qu’une simple métaphore carnavalesque, il renvoie abstraitement à un imaginaire. L’ordre de l’imaginaire domine ainsi l’ordre de la raison, de la rationalité, transcendant la vie quotidienne. La rationalité du quotidien se dédouble et se dissout dans l’imaginaire en provoquant une expérience de vie sociale alors irréalisable dans l’ordre de la rationalité.

L’imaginaire carnavalesque définit l’homme et ses relations comme il est imaginé ou comme il pourrait être, et de ce fait place la rationalisation socioculturelle dans un affrontement avec l’imaginaire mis en scène, dans un combat symbolique qui rappelle en nombreux points Le combat de carnaval et de Carême 487 , l’œuvre de Pieter Bruegel peinte en 1559.

Dans ce combat symbolique, le carnaval tient lieu et temps de l’imaginaire face à la rigide et implacable rationalité de la réalité courante et l’imaginaire prend alors l’apparence culturelle d’un ensemble mythique.

Ainsi la pensée imaginaire carnavalesque et la pensée rationnelle de la réalité se développent dans deux registres différents et deux cadres distincts, même si la première cherche à dépasser les frontières du second. En effet l’ordre de l’imaginaire carnavalesque demeure l’ordre de l’émotion sans règles courantes ni repères ordinaires et est donc porteur de créativité et d’inventions. En attestent le foisonnements, la diversité et parfois la subtilité des déguisements, des mimes, des mises en scènes, des chars carnavalesques : « On invente, on s’appuie sur ce qui avait déjà avant mais on fait ce qu’on veut, y pas vraiment de chef qui nous dit ce qui faut faire et comment, chacun connaît sa partie (…) Tous les ans ça change, on construit de nouveaux personnages, les grosse têtes des fois on leur donne un coup de fraîcheur parce que ça fait longtemps qu’on les a, on a toujours des idées » raconte un ouvrier dans le hangar du Comité des fêtes de Chalon. « Oh, ça vient de l’actualité souvent, et récente d’ailleurs, mais on imagine en fonction de l’actualité et de ce qu’on envie de faire passer (…)nos chars marchent bien : on gagne souvent des prix avec nos inventions » se complimente un membre d’un groupe gôniotique. « Ce qu’on entend aux actualités on essaye d’en faire des chars et des déguisements, on le tourne à notre sauce, on fabrique et on y met notre personnalité, parce que nous on essaye de faire rire avec nos idées (…) et les gens comprennent » indique également un membre d’une autre organisation chalonnaise. « On s’attendais pas à autant de créativité la première année, on a presque été surpris » s’étonne Sylvie Roig de la Compagnie Pôle Sud réunionnaise. « Même si on garde toujours un pied dans la tradition, on aime bien inventer des nouveaux déguisements, ça c’est notre truc dans le groupe » distingue un membre du groupe « scorpion » de Cayenne.

L’imaginaire utilise les interstices de la réalité pour développer son potentiel, il a recours à des éléments culturels déjà reconnus et légitimés pour exercer son art créatif.

Mais la création d’un autre univers proprement carnavalesque évolue parfois vers un monde idéal ou rêvé dans lequel que les relations particulières du carnaval deviennent exemplaires, tant l’expérience subjective est intense. « C’est la fête, on est tous ensemble, y pas de distinctions entre nous, on fournit tous le même travail, chacun sa partie, dans le groupe et on s’amuse tous pareil … des fois j’aimerais que ce soit comme ça toute l’année ! » nous confie un membre de Scorpion à la fin des festivités. « Après carnaval faut retourner travailler » enregistrons-nous à Chalon. « Il n’y a que pendant que le carnaval qu’on peut côtoyer son patron et danser avec lui ou avec qui on veut » nous avoue un touloulou. « Imaginez si je me déguise comme ça au boulot ou dans la rue, qu’est-ce qu’on dirait, vous imaginez un peu ?! » déplore un gôniot vêtu d’une jupe courte, de talons hauts et d’un chemisier ouvert.

Cet autre monde mis en scène exerce un pouvoir de fascination au détriment du pouvoir de la réalité quotidienne, qui toutefois dessine un espace flou, mal délimité, mal cadré, mal borné. C’est un monde de l’autre chose, d’une chose encore abstraite mais qui a un pouvoir, de séduction et d’attraction, pour ceux qui y participent puisque ce sont les participants eux-mêmes qui l’ont crée et inventé, puisque cet univers est le produit collectif de leur imagination.

L’imaginaire possède donc ce singulier pouvoir de mouvoir tout à la fois le corps et la pensée, les sensations, les émotions, les pulsions, les désirs, les fantasmes. La danse, la musique, les déambulations, les déguisements, les masques, les pantomimes, les liens créés et entretenus, les regards et les rires ont ce pouvoir de faire ainsi naître un désaccord et une discorde avec les conventions et les déterminations de la rationalité de l’ordre du quotidien.

Le monde imaginaire des participants aux carnavals est construit par les manifestations festives, rituelles et esthétiques, des défilés, parce qu’il apparaît en effet comme fondement et comme possibilité de ce qui fait la singularité d’un autre monde et qui dépasse la réalité quotidienne. « L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision (…) Elle aura des visions si elle s’éduque avec des rêveries avant de s’éduquer avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries (…) Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie première, voilà la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin intime. Elle nous donne une impression de jeunesse ou de jouvence en nous rendant sans cesse la faculté de nous émerveiller 488 . »

C’est pour ces raisons essentielles que le carnaval n’est pas seulement un dynamisme de l’imaginaire, il est le monde de l’imaginaire, l’expérience matérialisée et iconographique de l’imaginaire. Cet un imaginaire vécu pleinement mais aussi un imaginaire chargé des potentiels producteurs et créateurs, habité de significations qui ne sont ni reflets du perçu, ni simples prolongements ou sublimations de fantasmes sociaux. En cela, il dépasse le cadre du seul substitut festif ou du simple divertissement cathartique ou encore d’un potentiel hygiénisme social des citadins.

C’est une consommation urbaine qui surpasse les limites d’une quête cyclique de liberté ou de plaisir même si subjectivement – et officiellement – le carnaval est liberté et plaisir.

Notes
485.

Cornélius Castoriadis, op.cit., p. 198.

486.

Gaston Bachelard, op.cit. p. 26.

487.

Conservé au Kunsthistorischesmuseum de Vienne.

488.

Gaston Bachelard, op.cit., p. 24.