Dépendance

C’est du moins ce qui nous est continuellement rappelé lors de nos entretiens avec des participants aux différents défilés ou bals carnavalesques : « Tous les hommes avec qui je danse, jamais je pourrais leur parler comme ça, même au boulot (…) on n’habite pas dans le même quartier » nous confesse un touloulou de la première heure. « Aux réunions, on a des médecins, des professeurs, des instits, des cantonniers, des balayeurs, des commerçants, des chômeurs qui discutent entre eux, (…) mais ça vous l’avez pas en dehors » se félicite un membre du Comité des Fêtes de Chalon. « Oh vous savez, c’est un peu chacun chez soit, hein (…) même mon voisin j’le croise pas souvent, (…) mais on joue ensemble dans le groupe (…), lui, il joue de la caisse claire et moi du trombone, alors voyez ! » avoue également un participant aux défilés cayennais. « Les Malbars ont leur marche sur le feu, nous on a notre 14 juillet (…), les Chinois ils ont leur nouvel an avec leur dragon là, chacun a ses fêtes ; nous ce qu’on voulait faire, c’était un peu un grande fête pour réunir tout le monde, pour que tout le monde fasse la fête en même temps ; y en a pas des fêtes comme ça ici à la Réunion » nous détaille un membre de la Compagnie Pôle Sud de Saint-Gilles.

Ce qui a donc une signification dans le carnaval, c’est que les relations imaginaires sociales sont instituées de manière autre qu’elles ne le sont dans la réalité quotidienne dans la mesure où elles sont vécues dans une autre rapport au monde, constitué d’un temps et d’un espace différent que celui qui régit la société rationnelle.

Les relations qui naissent dans le monde carnavalesque ne peuvent donc pas être neutres puisqu’elles forment ainsi un système de significations propres et alternatif au monde imaginaire social. Les distinctions d’ordre social ou ethnique et les relations entres individus sont bouleversées le temps du carnaval.

Pourtant, l’imagination carnavalesque s’exerce dans une dimension qui reste dépendante de la réalité objective. « Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé 489  » soulignent Karl Marx et Friedrich Engels dans l’Idéologie allemande. Gaston Bachelard, d’une autre manière, avance que « l’image est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme 490 . »

Si les touloulous prennent un tel soin et passent un temps, une énergie et un budget considérables dans la confection de leurs « toilettes » 491 , dans une recherche esthétique, dans la recherche méticuleuse d’anonymat total, c’est qu’« il faut être belle même si on nous reconnaît pas » avons-nous entendu au détour d’une conversation informelle. La forme, la silhouette, l’âge, la voix, qui sont dans la réalité courante facteurs d’identification, constituent dans le carnaval et tout particulièrement chez le touloulou les objets principaux de dissimulation. En revanche, la présentation de soi, l’esthétisme du paraître demeurent des déterminations particulières de la réalité quotidienne largement présentes dans l’univers carnavalesque, et ce même sous couvert d’un déguisement ou d’un masque. La recherche d’unité esthétique dans les groupes carnavalesques, notamment en Guyane, est un élément fondamental de l’image autant des défilés, que des groupes carnavalesque eux-mêmes. C’est par une unité d’ensemble tégumentaire qu’ils se différencient des autres groupes, qu’ils se reconnaissent entre eux et qu’ils se présentent au public, comme ils se présentent devant les jurys des concours carnavalesques, et là aussi les critères esthétiques ne sont pas distincts de ceux de la rationalité courante.

La concurrence, la compétition, éléments moteurs et économique des sociétés occidentales, se décèlent également dans les carnavals, poussés au devant des préoccupations carnavalesques à côté des notions de plaisir et de liberté. Nous y reviendrons plus loin.

L’imaginaire carnavalesque se définit alors comme un écart, comme une distance séparant l’univers fictif du carnaval et du réel, mais néanmoins comme un écart relatif et subjectif.

Il est ainsi à la fois une ontologie poétique et une ontologie sociale qui définit l’homme carnavalesque et ses déterminations comme il est imaginé et non comme il devrait être.

La réalité carnavalesque est alors choisie dans la réalité, comme le passé est choisi dans l’histoire.

Le mode des significations institué dans l’univers carnavalesque n’est précisément ni un double ni un reflet du monde réel. Comme nous l’avons montré précédemment, c’est à partir de celui-ci, de ses déterminations et de l’actualité que s’institue, se crée et s’invente le monde carnavalesque. Il faut en effet définir le cadre pour s’en extraire et c’est à partir de ce cadre ou des déterminations particulières de la réalité courante que s’invente la folie du monde carnavalesque. Cette institution festive n’est cependant ni une cause, ni un moyen, ni encore un symbole, elle est l’autre du réel comme création esthétique et fantasmé de l’imaginaire social.

Dans le carnaval, il y a donc émergence d’un autre mode d’être ensemble référé à un monde de signification déjà institué. Les protagonistes y trouvent ou y puisent ou encore y prélèvent ainsi des points d’appui et des incitations, sans que ce soit des strictes répétitions ou des pures reproductions.

L’univers si particulier du carnaval reste donc dépendant d’un quotidien dont les déterminations et les règles, les composantes et le contenu, servent de support essentiel à la critique et à la moquerie cyclique.

La réalité quotidienne est donc tout autant ce qui se prête à la transformation et à la caricature carnavalesque et ce qui se laisse altérer par celle-ci.

Cette institution d’un monde imaginaire a donc toujours à faire avec ce qui est donné de manière rationnelle.

Les relations sociales qui s’instaurent dans ce monde à part demeurent de même créées à partir de celles qui ont cours normalement dans le quotidien. Les groupes carnavalesques correspondent à des groupes préétablis et différenciés. À Cayenne, ce sont des groupes de « quartiers » qui se forment pendant le carnaval. À Chalon, ce sont les villages périphériques qui déterminent les groupes gôniotiques et carnavalesques. À Saint-Gilles, ce sont les communautés ethniques préformées historiquement qui s’engagent chacunes dans un groupe carnavalesque. Néanmoins chaque groupe se rend ainsi visible dans un même espace aux autres groupes. Ceux du quartier de « La rénovation urbaine » ou les « Brésiliens » peuvent se rendre visible au centre ville de Cayenne ; ceux de Saint-Martin en Bresse ou les « Portugais » peuvent se présenter au pied de l’Hôtel de Ville de Chalon, les Malgaches ou les Malabars peuvent se rencontrer dans les rues touristiques de Saint-Gilles.

Il faut en effet vivre physiquement et émotionnellement chacun des carnavals pour se rendre compte de la réalité, de l’intensité et de l’existence palpable des relations sociales autres que celles qui habituellement se distinguent. Seulement ce sont des significations et des émotions collectives qui sont comparées avec celles qui sont connues usuellement. Il faut en d’autres termes plaquer l’état des relations sociales du quotidien sur celui carnavalesque pour en éprouver d’une part une distance et d’autre part une émotion collective. Les relations carnavalesques dépendent donc d’un imaginaire construit à partir des relations sociales du quotidien.

C’est uniquement dans et par cette référence fondamentale au quotidien que les relations sociales carnavalesques acquièrent leur pleine signification d’un autre monde, celui des fantasmes sociaux, qui ne dépend ainsi pas des relations comme telles, ou en elles-mêmes, mais de l’imaginaire des relations sociales qu’induit la situation extra quotidienne carnavalesque. Cependant les relations dont il s’agit pendant la période carnavalesque sont effectivement des relations intrinsèquement carnavalesques, puisqu’elles sont socialement impossibles hors du système carnavalesque.

Un telle construction des rapports sociaux dans un monde imaginaire n’est rien d’autre, et ne peut être autre, qu’une fabrication imaginée par référence à la stricte réalité quotidienne.

Le désir de création d’un monde carnavalesque à la Réunion en constitue alors, et en amont, un parfait exemple. C’est la réalité quotidienne qui sert ainsi de fondement pour créer un monde parallèle, ou du moins autre. Modifier les rapports entre groupes et communautés ethniques est la finalité carnavalesque réunionnaise à la fois explicite et implicite mais ce, sans jamais considérer une abolition du monde réel. « Chacun des groupes vient avec ses particularités, ses traditions de son pays : le zébu avec le char pour les Malgaches, le dragon et les pétards pour les Chinois, (…), on veut pas qu’ils oublient leur tradition ! ».

C’est en cela effectivement que le monde imaginaire vécu par chacun des participants ne peut être indissociable de la rationalité des rapports et des significations du monde réel.

La dépendance de la fête carnavalesque vis-à-vis de la réalité est à la fois un instrument et une expression du noyau des significations imaginaires sans lequel le carnaval ne peut exister en tant que tel.

Notes
489.

Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1971 (1ère éd. 1845), p. 51.

490.

Gaston Bachelard, op.cit., p. 4.

491.

Car le touloulou se doit d’avoir des costumes différents à chaque bal.