Projection

Même si les relations carnavalesques entre les hommes se fondent à partir des représentations rationnelles et tangibles ou encore à partir des références conscientes ou concrètes, chaque groupe carnavalesque et chaque instance organisatrice définit et élabore préalablement leur propre image des relations sociales. « On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve 492  » gage en effet Gaston Bachelard.

Les groupes comme les instances projettent ainsi respectivement dans l’univers particulier du carnaval une idée qui n’est pas exclusivement empruntée à la réalité effective mais qui est issue en partie d’un idéal de réalité quotidienne. Ils esquissent alors en amont sur leur appareil matériel singulier des vues qui permettent d’identifier et de voir cet idéal dans l’espace public.

Toutefois, avance Cornélius Castoriadis : « Aucune société ne peut exister si elle n’organise pas la production de sa vie matérielle et sa reproduction en tant que société. Mais ni l’une ni l’autre de ces organisations ne sont et ne peuvent être dictées inéluctablement par des lois naturelles ou par des considérations rationnelles 493 . »

Il est nécessaire en effet que les images carnavalesques se rencontrent et se mêlent avec des symboles reconnaissables de la vie quotidienne sans quoi les défilés carnavalesques ne pourraient être objets de rassemblement et d’unification. C’est notamment le rôle du recours à l’interprétation subjective de l’histoire locale en termes de symboles collectifs. Le passé sélectionné se met donc au service de l’imaginaire et des images véhiculées dans la vie carnavalesque. L’imaginaire en somme détermine l’ensemble de l’appareil symbolique carnavalesque.

Nous sommes là a priori dans une conception distincte de celle du mythe de la caverne chère à Platon. Dans l’allégorie de la caverne, ce sont les images projetées qui illusionnent, trompent ou égarent de la connaissance, qui détournent du réel alors que dans l’univers carnavalesque les images sont issues d’une réalité et reflètent matériellement un idéal, un fantasme commun. L’appareil iconographique et matériel des carnavals constitue un médium pragmatique entre la pensée et l’acte, qui plutôt convertit l’idée en action. L’image, selon Georges Balandier, possède le pouvoir de « faire croire » 494 . C’est elle en effet qui concrétise une illusion, qui représente une imagination.

Le carnaval utilise précisément cette force de l’icône comme capacité expressive de projection. L’image carnavalesque, qu’elle soit véhiculée par le biais des masques, des déguisements, des chars allégoriques, outre sa capacité à transfigurer le monde ordinaire, joue le rôle d’une fiction brève dans laquelle se dissolvent les problèmes de la quotidienneté. Le fait de montrer l’image d’un homme politique dans une posture bouffonne et avec des vêtements ridicules permet d’offrir le spectacle d’une autre vie ontologique, indépendante du carcan quotidien qu’incarne l’homme de pouvoir, l’homme de loi, et ainsi de minimiser sa transcendance sur la vie quotidienne. Les chars allégoriques symbolisant la catastrophe écologique de la « vache folle » ou celle d’une marée noire participent aussi fréquemment à l’imagerie carnavalesque que les masques d’hommes politiques. Le carnaval fabrique et forme ainsi un autre réel par la caricature, par une mise en image, par la projection d’images sur la scène publique.

L’image carnavalesque est donc la traduction spectaculaire en image d’un autre réel. Cependant, l’effet est bien sûr éphémère : d’une part, l’illusion retombe à la clôture des festivités et d’autre part, la répétition iconographique fait perdre son pouvoir à l’image parce que le carnaval n’est pas essentiellement un reality-show, il ne cherche pas l’intensité en donnant au monde carnavalesque la couleur du réel. En revanche, il offre la possibilité aux participants de vivre eux-mêmes l’expérience d’un autre monde. Ils sont ensemble, comme les spectateurs, les protagonistes de cette fiction. En somme, les participants et les spectateurs coproduisent la « fiction réelle » du carnaval qui ne se présente pourtant pas de la sorte. De ce fait, l’univers carnavalesque se positionne sur la frontière même entre le spectacle et l’action, entre l’illusion et le réel, entre le fantasme et le vécu, et les repères qui jalonnent cette frontière reste flous.

L’ensemble des déguisements, et ceux qui les portent, représente des êtres-images hybrides situés entre imaginaire et réalité, et appartiennent à un monde qui n’est ni exclusivement matériel, ni totalement idéel, ni de l’ordre de la raison ni de celui du sensible. L’attitude du participant déguisé oscille ainsi continuellement entre subjectivité de l’expérience et objectivité de l’intelligibilité. De constitution synthétique et virtuelle, ils ont une vie propre, en association syncrétique entre logique et symbolique.

L’idée – collective ou non – d’un déguisement se construit dans un travail de brassage, dans une recomposition permanente capable d’allier des composantes très disparates puisées aussi bien dans la tradition locale, dans l’imaginaire collectif, dans l’imagination individuelle que dans un ensemble de norme carnavalesques ou dans l’actualité.

En 2002, à Cayenne par exemple, le carnaval avait pour thème officiel « Jeunesse et tradition » ou par voie de conséquence « Tradition et modernité », un thème explicitement syncrétique, alors même que les déguisements carnavalesques guyanais s’inscrivaient régulièrement et en majorité dans une thématique traditionnelle. La création des personnages carnavalesque passe donc inéluctablement par un travail de brassage entre passé et modernisme, entre ce qui a déjà existé et qui est reconnu comme tel, et ce qui n’est pas encore mais qui demeure dans l’imagination. Chacun des groupes peut s’exprimer, peut improviser, à partir du thème, qui cadre ainsi l’imagination créatrice et donne le ton du carnaval 2002. Le personnage créé symbolise l’image, et du carnaval, et du groupe qui concourt pour le prix de l’année.

Le déguisement carnavalesque représente alors une iconographie syncrétique qui engendre son propre espace sensible et intelligible. Par ce biais, le carnaval fait exister des personnages quasi-réels, des clones identifiés et identifiables, et de fait, un autre univers que celui de la quotidienneté. L’image singulière du roi carnaval en est la plus parfaite illustration dans le sens où elle représente l’imaginaire collectif de toute une localité puisqu’elle en est le symbole en image. Si le roi carnaval est différent selon le lieu dans lequel il se trouve, c’est qu’il symbolise, en image, la localité et ses habitants, du moins son carnaval et l’ensemble de ses participants.

Par l’image, le carnaval rend ainsi l’irréel accessible et matérialisable, et sa projection donne le pouvoir notamment de faire vivre ce que le temps a effacé de la réalité, et de faire être une idée. Elle dépasse en cela les notion d’espace et de temps puisqu’elle peut faire naître ce qui n’est pas et ce qui n’est plus, produire matériellement ce qui n’a encore jamais été et engendrer une restauration virtuelle de ce qui a disparu. Par l’image et sa projection, le carnaval s’octroie donc la possibilité d’inventer des mondes à l’infini, de créer des êtres perpétuellement renouvelables qui imposent leur présence insolite dans un monde réel. L’image s’inscrit comme un moyen de relier l’idée et sa concrétisation. Elle est sa forme expressive.

Le monde fictif carnavalesque, une fois mis en image ou en scène sur le mode de l’imaginaire, est constitué et articulé en fonction d’un système de significations, qui existent hors des contraintes du réel et du rationnel mais dépendantes de celles-ci. C’est par l’image inventée et projetée publiquement que le monde carnavalesque donne une réponse politique à un chaos social.

La figure du roi carnaval constitue et matérialise l’existence, comme substance et comme image, qui répond à la question de son être et de son rôle politique en le référant à des images qui le lient à une autre réalité. Il désigne, par sa propre représentation, la collectivité dont il est l’émanation, non comme irréalité mais comme qualité ou propriété politique d’une alternative projetée 495 dans l’espace public.

Ce qui satisfait dans l’expérience carnavalesque, c’est, aux dires des hasards de nos rencontres directes, le vouloir vivre ensemble différemment qui, par anticipation, s’objective d’une façon idéale en s’opposant à la vie courante : « La relation de toute idée avec la pratique exclut la possibilité d’une idée fausse 496 . » L’imaginaire carnavalesque fournit ainsi cycliquement des formes saisissables et sensibles qui permettent de vivre concrètement et collectivement une autre réalité. La pratique de la concrétisation dans la mise en scène carnavalesque se confronte alors avec le réel mais permet surtout, de franchir la distance ou l’intervalle idéel qui la sépare de la réalité en acte.

Or, précise Marc Augé « La représentation n’est pas une règle qui prescrit des conduites, elle est une définition qui fixe la limite du possible et de l’impossible, du probable et de l’improbable : elle ne définit des normes de conduite que dans la mesure où elle constitue des éléments d’interprétations a priori pour tout événement à venir 497 . »

L’imaginaire carnavalesque est donc dans ce sens non seulement la projection d’un autre réel, mais aussi la description subjective de cet autre réel qui fixe alors les limites du possible et de l’impossible, ou mieux – dans sa qualité de fête à l’envers, de renversement des représentations – qui fixe les limites de l’impossible pour signifier le possible ou encore qui fixe les limites de l’impossible pour signifier – et légitimer – l’ordre du possible.

Dans ces conditions, l’imaginaire carnavalesque mis en scène est aussi une pratique politique et non pas seulement une représentation sociale et culturelle.

Le carnaval, dans ses défilés, réduit donc la société à ses lignes de forces, de frictions entre l’ordre du possible et celui de l’impossible.

Notes
492.

Gaston Bachelard, op.cit., p. 6.

493.

Cornélius Castoriadis, op.cit., pp. 203-204.

494.

Georges Balandier, Le Dédale, pour en finir avec le XX ème siècle, Paris, Fayard, 1994.

495.

Donc de la formation d’un projet.

496.

Henri Lefebvre, La Conscience mystifiée, Paris,Gallimard, 1936, p. 78.

497.

Marc Augé, op.cit, p. 399.