En d’autres termes, par le jeu de sa mise en scène, la fête carnavalesque, construit une fiction qui produit son propre univers de légitimation et fait être cycliquement ce qui n’est pas ordinairement.
Mais si la mise en scène permet d’agir sur un ensemble de représentations, les discours officiels n’en constituent pas moins un moyen de communication performatif : « Nous restons persuadés que la population guyanaise, dans son ensemble, nous soutiendra pour qu’enfin, à travers le globe, soient reconnues les richesses de notre culture 498 »écrit en 1997 le président de la Fédération des Festivals et Carnaval de Guyane. La préface au Kourou Carnaval magazine d’Auxence Contout est à ce sujet particulièrement explicite : « Il y aura dans ces manifestations kourouciennes une lutte de prestige courtoise et pittoresque entre le carnaval moderne et son illustre rival le carnaval traditionnel. Le carnaval de Kourou, en cette belle année 2001, va nous montrer que le travestissement guyanais évolue sans cesse et fait une synthèse prodigieuse des différentes exhibitions du monde. Il aura en effet un petit goût de défilé niçois, un petit air de parade brésilienne, une légère bouffée de chaleur vénitienne 499 . »
Pour que les discours carnavalesques deviennent véritablement performatifs, il est nécessaire néanmoins que ceux qui énoncent les discours soient reconnus, donc légitimés dans l’univers proprement carnavalesque, et que leur autorité soit elle-même légitime. De ce fait, comme le rappelle Marc Abélès 500 pour entretenir cette autorité légitime, qu’il dénomme « conception globale de la représentativité », « il faut réactiver les rites qui en appellent au local et à sa mémoire » comme autant d’attachement à des valeurs, à des symboles et à une histoire commune.
Le carnaval est donc l’occasion cyclique de mettre non seulement en scène mais aussi sur la scène un ensemble culturel emblématique et commun.
Ainsi, on retrouve dans la forme imaginaire du carnaval un ensemble d’éléments performatifs qui contribuent à définir une duplicité de la pratique du carnaval. La joie et le plaisir de se jouer des normes, la sublimation et la substantialisation subjective des relations sociales permettent ainsi autant aux protagonistes des carnavals – tant acteurs, spectateurs qu’instances organisatrices – de créer un autre univers en l’inventant et en le projetant sur la scène publique, que d’agir conjointement ensemble.
L’imaginaire carnavalesque constitue donc le support d’une action collective, un agir ensemble politique puisqu’il met en scène empiriquement dans l’espace public des propositions idéales et idéelles sur les conditions d’existence des protagonistes.
Cependant l’agir ensemble carnavalesque trouve sa fin dans ses moyens, c’est-à-dire dans le projet commun idéal de société mis en scène : l’objectivation publique de la représentation idéelle commune entraîne la réalisation empirique mais momentanée de l’ensemble du projet.
La création du carnaval réunionnais témoigne explicitement de cette perspective et constitue un projet politique notoire qui est doté d’une finalité finie: ce qui devrait être, plutôt que ce qui est. Le sens de cette création festive est à la fois la fin et le moyen, elle vise en effet une fin et utilise cette fin comme moyen. C’est par la mise en scène idéale d’une finalité multiculturelle que l’instance organisatrice réunionnaise se dote des moyens idéels de parvenir à ses fins. Ce carnaval est donc un moyen culturel qui permet d’offrir à l’ensemble des protagonistes une autre image culturelle – plurielle – de leur île.
L’agir ensemble carnavalesque qui se donne comme objet ou projet l’organisation et l’orientation de la société par une transformation du réel tout en prenant en considération les conditions et les déterminations du réel, comme plus précisément à La Réunion, nous autorise à désigner cette forme d’agir ensemble véritablement comme une praxis carnavalesque.
« Nous appelons praxis, définit Cornélius Castoriadis, ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent du développement de leur propre autonomie (…). Dans la praxis il y a à faire, mais cet à faire est spécifique : c’est précisément le développement de l’autonomie de l’autre ou des autres 501 . »«On pourrait dire que pour la praxis l’autonomie de l’autre ou des autres est à la fois la fin et les moyens ; la praxis est ce qui vise le développement de l’autonomie comme fin et utilise à cette fin l’autonomie comme moyen 502 . »
Pour l’auteur, dans la notion de praxis, l’autonomie n’est pas une fin puisqu’elle n’est pas finie et, de ce fait, elle ne se laisse pas définir.
La praxis carnavalesque est donc à rechercher dans le rapport entre ce qui est visé – le développement de cette autonomie – et ce par quoi elle est visée – l’exercice de cette autonomie. Il y a donc deux moments pour un même processus.
Philippe Alcide dit Clauzel, « Le mot du Président », in Touloulou Magazine, n°3, 1997, p. 3.
Auxence Contout, « Préface », in Kourou Carnaval Magazine, 2001, p. 3.
Marc Abélès, op.cit., p. 254.
Cornélius Castoriadis, op.cit., p. 103.
Ibidem.