Reconnaissance

La notion de concours, ou celle de compétition, est aussi et surtout intimement liée à celle de reconnaissance. Ce sont les applaudissements ou l’ignorance des spectateurs qui manifestent le premier stade de reconnaissance, que l’on pourrait alors appeler « reconnaissance de conformité ». Le second, que nous dénommons « reconnaissance de distinction » – culturellement supérieur – est attribué par des instances chargées par la ville d’exercer cette fonction de décoration ou de sanction publique.

Si le premier stade légitime et le second hiérarchise, les deux attestent d’une appartenance culturelle à une communauté globale, celle de la ville.

La reconnaissance légitime comporte ainsi deux enjeux. Le premier est la reconnaissance de l’existence du groupe, le second se joue dans la confirmation de la valeur spécifiquement culturelle, offert par l’attribution de prix carnavalesque par l’instance et sa ville. Le second n’a lieu que si le premier n’est effectif : le premier prix attribué sous-tend que le groupe carnavalesque a en amont été reconnu comme tel et admis dans la structure commune des groupes.

Les prix carnavalesques ne sont donc que la forme visible et gratifiante de la reconnaissance de l’existence d’un groupe dans un ensemble commun.

La distinction de ces deux degrés de reconnaissance permet de saisir les nombreux enjeux culturels et politiques du concours carnavalesque.

Que dire alors des groupes carnavalesques qui semblent rejetés dans un registre non conforme à l’orthodoxie carnavalesque, c’est-à-dire culturelle, et qui, de fait, ne participent pas ouvertement au concours carnavalesque 504  ?

Cette forme de défaillance de reconnaissance carnavalesque que nous qualifions de rejet, de manque de confirmation, ne constitue pas par autant un déni culturel.

Alors que le rejet est un discours sur le contenu du jugement, le déni est refus même de considérer qu’il y a jugement. Le rejet est une négation touchant au prédicat qui implique néanmoins de manière sous-jacente une conformité partielle, donc une forme d’existence. A contrario, le déni est une condamnation au silence. C’est un anéantissement, c’est pousser vers le néant. Le rejet n’est donc qu’une forme partielle et passagère d’existence alors que le déni est une absence absolue et définitive.

Si par exemple les jeunes cayennais des quartiers défavorisés sont effectivement rejetés ou exclus régulièrement des concours carnavalesques et considérés comme des groupes non conformes à l’orthodoxie actuelle du carnaval, donc de l’identité culturelle de la ville, il n’en reste pas moins qu’ils sont perçus comme des groupes carnavalesques à part certes, mais des groupes comme tels.

Ce rejet atteste néanmoins publiquement de leur existence culturelle et sociale dans l’univers spécifique du carnaval et in extenso dans la structure socioculturelle de la ville elle-même.

Le sentiment réel, la présence physique et l’expérience concrète d’appartenir à un tout, à une communauté plurielle représentée par une communauté cyclique, la participation effective et visible à un collectif, à un ensemble culturel, fait alors exister et fait être le groupe en tant que tel aux yeux de l’ensemble des protagonistes carnavalesques, spectateurs et acteurs. Ainsi même si un groupe ne participe pas à la compétition, s’il ne collabore pas à la joute culturelle mise en place par le concours carnavalesque, il contribue activement cependant, sous une autre forme, à l’ensemble culturel mis en scène sur l’espace public. Le groupe est alors reconnu pour ce qu’il représente sur cette scène offerte nonobstant sa manière de participer.

L’exemple du carnaval de Saint-Gilles montre en effet la genèse de ce mécanisme. Si l’instance organisatrice réunionnaise demande à chacune des multiples communautés de l’île de participer au carnaval avec chacune de leurs singularités culturelles, leurs marqueurs folkloriques, leurs spécificités reconnaissables, c’est pour créer un tout unique à partir d’une multiplicité, c’est concevoir un tout où chacun aurait sa place comme membre actif de ce tout et dans lequel chacun serait reconnu comme tel et par ce qu’il présente de lui par la totalité, c’est en d’autres termes inventer une unicité culturelle et plurielle à partir d’une hétérogénéité multiple.

Participer activement à ce monde éphémère et cyclique permet alors de rendre visible sa participation – donc son existence et son mode de représentation – à l’ensemble culturel de la réalité courante.

Par conséquent, le déni social qui, dans la vie quotidienne demeure présent et effectif, est dans l’univers carnavalesque effacé. Même si certains groupes carnavalesques qui, comme les Portugais à Chalon, les Brésiliens ou les Chinois à Cayenne, paradent plutôt dans un registre folklorique ou stéréotypé, les jeunes de quartiers défavorisés défilent sans moyens, la nouveauté et de ce fait la transparence du carnaval de Saint-Gilles nous permettent de comprendre que chaque groupe présent sur la scène carnavalesque, de quelque manière que ce soit, se rend ainsi visible comme unité active d’un tout, comme élément faisant partie d’un tout.

Si le carnaval dans son univers d’imagination et de fantasmes sociaux ne permet de soustraire des conditions et des déterminations humaines le sentiment de rejet, il permet au moins de rendre caduque celui de déni.

Le concours carnavalesque constitue donc aussi un appareil culturel qui permet de légitimer les critères d’appartenance des différents groupes présents dans les défilés à une unité plurielle et de les rendre visible comme tels à l’ensemble de la communauté urbaine.

Notes
504.

Nous pensons ici aux communautés malgaches, malbars ou zarabes qui défilent avec leur particularités culturelles et stéréotypées, aux communautés chinoises de La Réunion et de la Guyane qui respectivement exhibent de façon traditionnelle leurs dragons comme lors les fêtes du Nouvel An chinois, aux communautés brésiliennes qui participent de manière stéréotypée aux défilés cayennais, souvent en queue de défilé, avec les mêmes attributs des carnavals de Rio ou de Bahia, aux groupes de jeunes des « quartiers » de Cayenne qui défilent sans musique, sans ordre et sans moyens, aux communautés portugaises qui dansent des fados en costumes traditionnels portugais au milieu des groupes gôniotiques, et dont l’unique raison d’être de leur présence est le rire et la moquerie.