2-2 – Pouvoir carnavalesque

Le contrôle culturel que les instances organisatrices assurent de façon monopolistique sur les différents groupes carnavalesques par le moyen des concours carnavalesques devient alors une forme de rapports de force. Ces rapports de force – pouvoir d’exclusion ou de récompense culturelle – que la ville elle-même délègue à une seule instance, permettent de maintenir et d’imposer le monopole de l’autorité culturelle légitime sur l’ensemble des groupes carnavalesques et sur l’identité de la ville.

Le carnaval, considéré comme un lieu spécifique, un espace dans lequel se constituent des rapports sociaux alternatifs et où s’expose l’identité urbaine plurielle, est également un espace culturel des rapports dans le sens où se joue et où se met en scène publiquement une politique socioculturelle.

Sont donc mis en scène des relations de force et des relations de sens dans l’espace public culturellement ritualisé par les instances organisatrices des différents carnavals, qui de ce fait leur confèrent une autorité légitime ou plutôt un pouvoir socioculturel d’ordre politique.

Le pouvoir est en effet une légitimation transformant la domination en pouvoir, c’est à dire en une réalité qui s’exerce collectivement et durablement – la permanence étant ainsi le fondement et le signe de la présence d’une autorité légitime : « Toute domination durable de l’homme sur l’homme (…) s’appuie soit sur la force, soit sur la légitimité, ce qui lui permet alors de se faire obéir sans croire à contraindre 505 . »

Mais est-ce que cette autorité culturelle, légitime dans l’univers festif du carnaval, constitue pour autant un pouvoir politique ?

Le concours carnavalesque permet aux instances organisatrices de s’identifier comme seule autorité légitime et aux différents groupes d’exister, de se différencier et de se hiérarchiser entre eux ; le carnaval formant de ce seul fait une autre société dans la société.

Or un pouvoir n’est légitime que lorsqu’il suscite l’adhésion de la société qui le reconnaît. Le consentement social constitue en somme le fondement de l’acceptation du pouvoir et la ville délègue aux instances carnavalesques 506 les pouvoirs de forces et de sens carnavalesques. Ce qui leur autorise alors une inscription institutionnalisée dans l’ordre ordinaire de la vie quotidienne et une reconnaissance publique de leur autorité. Le pouvoir des instances festives se constitue donc en interaction avec d’autres modalités de pouvoir, ceux des autorités municipales déjà légitimes.

Ce pouvoir des instances carnavalesques s’exerce donc non seulement dans l’univers cadré du carnaval, c’est-à-dire sur les rituels proprement carnavalesques et plus précisément sur la mise en scène, les déguisements, les musiques, les chants, les façons de défiler, de danser, de se comporter 507 et aussi sur les rapports qu’entretiennent entre eux les différents groupes en matière d’existence et de représentation de leur existence mais aussi en dehors de cet univers singulier comme instances permanentes reconnues d’autorité publique.

Cette forme de pouvoir s’approche du concept de « bio-pouvoir » de Michel Foucault qui définit le pouvoir comme une normalisation totale : le pouvoir investit le corps, les conditions de vies, l’espace de l’existence 508 . La théorie foucaldienne du pouvoir est en effet attachée à une relation d’espace et de discours. Le pouvoir n’existe que sous la forme d’une relation et n’est effectif que dans un espace conditionné. La notion de pouvoir dans l’univers carnavalesque est de ce fait indissociable de l’espace à l’intérieur duquel se constituent les groupes.

Le pouvoir des instances carnavalesques est donc une puissance de normalisation et de discipline dans laquelle la vie humaine entière et sensible est affectée grâce à des mécanismes de coercition qui indiquent la manière de se comporter dans un espace plus ou moins ouvert de possibilité. Ce pouvoir n’existe pourtant qu’en acte et est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres mais sur leurs actions propres, sur les comportements rituels et culturels.

Cette conception carnavalesque du pouvoir des instances structure ainsi les potentialités ou le « champ d’actions » des groupes - « gouvernementalité » 509 - dans l’espace délimité du carnaval et n’est donc pas considérée essentiellement comme répressive mais aussi et surtout comme productrice de relation.

Nous sommes également proche, dans cette forme de pouvoir carnavalesque, du concept de « violence symbolique » utilisé par Pierre Bourdieu pour décrire les modes de dominations, et peut alors être déterminée comme une « contrainte tacitement consentie » 510 . La violence symbolique est « une forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa complicité (…). Les agents sociaux sont soumis à des agents connaissants qui, même quand ils sont soumis à des déterminismes, contribuent à produire l’efficacité de ce qui les détermine dans la mesure où ils structurent ce qui les déterminent 511 . »

Les protagonistes des différents carnavals reconnaissent en effet leur pratique comme étant des pratiques traditionnelles ou du moins conformes à l’identité carnavalesque officielle : « Soumission absolue et immédiate qui est celle de l’expérience doxique du monde, monde sans surprise où tout peut être perçu comme allant de soi 512 . » Ils donnent ainsi aux instances carnavalesques le crédit qui leur permet d’exercer un pouvoir légitime de metteur en scène des représentations culturelles et identitaires de la ville. En lui donnant la patine de la tradition ou de l’authenticité et le vecteur de l’identification par la singularité culturelle, les pratiques carnavalesques paraissent d’autant plus légitimes qu’elles ne sont contraintes manifestement par aucun pouvoir politique. En effet, ce sont les instances institutionnalisées qui disposent de la maîtrise et du maniement de la mise en scène des pratiques traditionnelles carnavalesques. De même, privilégier un certain type de pratiques hiérarchise les différentes formes de pratiques carnavalesques que le concours carnavalesque finit d’ordonnancer.

La mise en représentation de cette identité urbaine détermine ainsi l’horizon de significations et de sens dans lequel s’inscrivent alors les rapports de force.

Le pouvoir des instances carnavalesques repose sur un lien dialectique entre les rapports de sens et les rapports de force qui consiste à faire adhérer les groupes carnavalesques à la règle implicite présentée comme culturellement légitime par les instances qui disposent et manient alors l’autorité culturelle légitime.

Notes
505.

Olivier Reboul, Langage et idéologie, Paris, P.U.F., 1980, p. 25.

506.

En tant que Comité des fêtes pour l’instance chalonnaise et financé par la municipalité ; ayant pignon sur rue pour celle de Cayenne, subventionnée par l’Etat et par les collectivités locales et dont le local est financé par la municipalité.

507.

En attestent les chartes carnavalesques spécifiques édictées et publiées régulièrement par les instances de Chalon et de Cayenne.

508.

Michel Foucault, "le sujet et le pouvoir", Dits et écrit, IV, Paris, Gallimard, 1994.

509.

Ibidem, p. 785.

510.

Pierre Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 12.

511.

Ibidem, p. 141-142.

512.

Pierre Bourdieu, op.cit., p. 12.