Le pouvoir de domination carnavalesque des instances organisatrices n’est donc pas seulement lié à sa représentation des autorités municipales, ni uniquement à son pouvoir de sanction, de distinction ou de reconnaissance sur les groupes carnavalesques mais aussi à sa maîtrise de l’ensemble culturel : « La domination, avance Pierre Bourdieu, n’est pas l’effet direct et simple de l’action exercée par un ensemble d’agents investis de pouvoirs de coercition mais l’effet indirect d’un ensemble complexe d’actions qui engendrent dans le réseau des contraintes croisées que chacun des dominants, ainsi dominés par la structure du champ à travers lequel s’exerce la domination, subit de la part de tous les autres 513 . »
Dans le monde carnavalesque, si effectivement l’importance de la maîtrise et de la constitutionnalisation des pratiques culturelles constitue un élément constitutif d’une domination, ou tout au moins d’une autorité légitime, l’habilité à diriger et maîtriser les rituels et la mise en scène carnavalesque en est la partie sensible et visible pour l’ensemble des protagonistes.
Le pouvoir politique dont jouissent les instances carnavalesques constitue alors un savoir qui permet non seulement d’interpréter librement et légitimement les pratiques traditionnelles carnavalesques mais aussi de donner librement et légitimement une orientation à celles à venir. Elles contrôlent par là leur monopole de domination culturelle et également une certaine idée de l’identité culturelle de la ville, ou en d’autres termes une certaine forme de politique culturelle urbaine. « La lutte politique est une lutte cognitive (pratique et théorique) pour le pouvoir d’imposer la vision légitime du monde social, ou plus précisément, pour la reconnaissance accumulée sous la forme d’un capital symbolique de notoriété et de respectabilité, qui donne autorité pour imposer la connaissance légitime du sens du monde social, de sa signification actuelle et de la direction dans laquelle il va et doit aller 514 . »
Le carnaval est en effet l’occasion répétée de brandir publiquement un ensemble de symboles choisis et magnifiés par les instances festives mais il est également une démonstration de sens et de forces parfaitement réglementés et légitimes : l’improvisation théâtrale des acteurs et la liberté esthétique des rituels se fondent dans un protocole d’actions et de significations qui ne peuvent souffrir de manière légitime d’aucune licence aux règles imposées et édictées par les instances légitimes.
Les instances carnavalesques disposent donc d’outils culturels et politiques pour mettre en scène publiquement et régulièrement un certain nombre de pratiques culturelles et enjoindre de fait une orientation politique de celles-ci.
En d’autres termes, le pouvoir et la domination des instances carnavalesques est le pouvoir qu’incarne ou personnifie le roi carnaval de manière éphémère mais cyclique, donc réitéré. La figure royale du roi carnaval impose d’une manière incontestable son pouvoir et, de ce fait, il symbolise l’officialisation et la reconnaissance des « règles » culturelles fixées par les instances. Par son intermédiaire imaginaire, par sa représentation corporelle et royale, les instances festives mettent ainsi en scène leur propre pouvoir.
Le roi carnaval matérialise donc l’autorité des instances, déléguée elle-même de l’autorité municipale, dans l’instant chaotique dans lequel toute forme d’autorité est brocardée. À sa mort, le pouvoir culturel des instances et celui de la municipalité conservent toujours leur autorité respective. Au contraire même, nous l’avons vu en seconde partie, son pouvoir éphémère et chaotique est une modalité de la condition d’existence du pouvoir officiel.
Ainsi, Louis Dumont écrit « La théorie politique ne peut pas être une théorie du pouvoir mais une théorie de l’autorité légitime 515 . » Il n’est donc pas possible de limiter la question politique au simple exercice de domination mais plutôt sur ce qui rend la domination possible et effective.
Pierre Bourdieu, "Espace social et champ de pouvoir", Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 57.
Pierre Bourdieu, "Violences symboliques et luttes politiques", Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 221.
Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983, p. 162.