Dérèglement

Dans son originalité et dans sa genèse, le carnaval est licencieux, il est un droit, réglé et réglementé, de subversion et de contestation de l’ordre établi. Il est également un droit de résistance face à cet ordre établi, un droit de résistance organisée, distinct de la protestation individuelle, mais qui n’est pas politiquement structuré et instauré. Durant la période et l’espace déterminé, l’esprit carnavalesque est synonyme de destruction des principes et valeurs des règles existantes dans le quotidien.

Le caractère désordonné et socialement violent s’explique alors politiquement par le fait que la mise en scène publique et collective d’une autre adéquation sociale et culturelle ne peut se réaliser qu’en dehors des règles préexistantes et des valeurs dirigeantes. Dans l’euphorie de la fête, s’imagine et s’invente en effet une autre société où les groupes se croisent et se donnent à voir librement. L’abolition des règles et valeurs quotidiennes dessine alors l’omniprésence d’une alternative qui reste néanmoins associée à l’incarnation d’une permanence de la rationalité quotidienne.

C’est cette rationalité ordinaire qui structure et induit les horizons des possibles carnavalesques. La perspective est dans ce cas de montrer publiquement les normes et valeurs idéales d’un autre ordre.

En effet les changements sociaux s’objectivent en fonction de préoccupations qui inscrivent le changement dans la perspective globale d’un projet de société. Ainsi finalité et modalité se rejoignent dans l’univers festif. Le carnaval de Saint Gilles en est un exemple probant dans la mesure où le thème même de la création d’un carnaval est un changement d’ordre social et culturel : « Les changements politiques sont le plus souvent le résultat de mouvements sociaux qui apparaissent à l’intérieur d’une société donnée 523 . »

La traduction politique du carnaval se tient donc en partie dans le fait qu’il encadre l’action – en train de se faire – d’un dérèglement d’ordre social et culturel.

Les capacités politiques du carnaval résident alors dans le fait que tous les participants sont pour quelques instants, la clé qui ouvre le possible, le geste qui sépare le passé du futur, le mouvement collectif qui dévoile la figure d’une vie idéale et idéelle ou tout au moins différente.

Et le carnaval à l’inverse, comme une vision panoramique univoque, renseigne alors par métaphore sur une certaine idéalité d’ordre politique ainsi que sur une certaine forme de réalité socioculturelle de la vie quotidienne.

Le carnaval est donc une forme politique de vie commune parce qu’il apporte non seulement une réponse mais un projet à une communauté en lui donnant sens et forme : « La politique est à la fois moyen de gouverner et assignation de finalités à la société 524  » précise Nicolas Tenzer.

Toutefois que dans ce monde imaginaire du carnaval un écart demeure entre le social réel et le social projeté.

L’essence politique du carnaval n’est qu’une idéalité, et en tant que telle, reste étrangère au réel. La praxis carnavalesque ne suffit donc pas à déterminer la réalité des alternatives.

Le carnaval se déploie alors dans le schéma d’un véritable imaginaire collectif du vivre ensemble alternatif, par sa mise en scène et son vécu collectif.

L’imaginaire carnavalesque et les instances carnavalesques guident ainsi les protagonistes à mettre en scène une vision politique de leur propre société, c’est-à-dire une alternative non rationnelle du vivre ensemble et de l’être ensemble.

Or, « Si tous est clos, atteste Jean-Jacques Wunenburger, l’imaginaire s’effondre dans le réel. Dans l’utopie tout le possible est devenu réel 525 . » Le registre du carnaval est donc non celui de l’utopie mais bien celui de l’imaginaire, de l’idéel qui fait de la réalité son opposé et non son but rationnellement et consciemment téléologique.

L’idéal arboré et mis en scène dans le carnaval, pour être légitimé c’est à dire inter-reconnu par l’ensemble des protagonistes, doit alors s’imposer comme l’idéel commun.

Notes
523.

Nicolas Tenzer, op.cit., p. 347.

524.

Ibidem, p. 83.

525.

Jean-Jacques Wunenburger, op.cit., p. 101.