Toutefois le message politique présenté par la mise en scène carnavalesque ne vise pas uniquement à vivre un idéal social. Le carnaval possède une autre fonction mais tout aussi politique.
Prenons alors encore une fois l’exemple du roi carnaval.
Qu’il soit en paille, en papier mâché, à taille humaine ou gigantesque, unique ou tricéphale, nommé ou non, identique chaque année ou original, il est toujours exécuté en clôture de cycle festif. Ce représentant d’une monarchie festive est éphémère mais renaît systématiquement et cycliquement de ses cendres chaque année à la même période. Il constitue non seulement l’emblème et le porte drapeau de chaque carnaval mais son existence, et sa mort, demeurent extrêmement ritualisées, comme nous l’avons découvert en première et seconde partie.
En effet, en carnaval rien n’existe réellement ou totalement, tout est symbole, allusion et illusion, rien n’est donné exhaustivement, mais l’étude de ce souverain fugace et fugitif ouvre l’intelligibilité des rituels symboliques carnavalesques. C’est le seul symbole qui opère à découvert pendant la fête d’autant que cette ritualisation pré et post-mortem systématique et cyclique existe dans des populations bien différentes.
Les analyses de John Frazer concernant des sociétés africaines 526 indiquaient déjà que l’une des particularités de certains des royaumes africains était la mise à mort rituelle et périodique du souverain aux premiers signes de déchéance physique, et ce notamment chez les Shilluk. Jean-Claude Muller l’attestera plus tard au Nigeria chez les Kutuba 527 . Les travaux d’Alfred Adler chez les Moundang du Tchad 528 ont également montré que le régicide rituel s’inscrit dans une logique cyclique au terme de laquelle s’opère une remise en ordre du monde.
Chez les Moundang, « Lorsque le roi est mort, écrit Georges Balandier, ses restes sont ébouillantés afin de pourrir plus vite ; ils sont ensuite enfermés dans une urne jetée dans une rivière en crue. Le cadavre royal ne peut retourner à la terre, il la contaminerait et la stériliserait ; il est expulsé, et c’est le mannequin figurant le souverain que le fossoyeur enfouit dans une tombe fictive. Dépouillé de la force du pouvoir, le corps royal n’est plus rien ou plus justement, il ne porte que le négatif de la royauté 529 . »
En Occident, le monarque qui meurt ne subit pas le rituel de la dégradation ou de l’anéantissement, bien au contraire, mais en tout état de cause, chez les Shilluks, chez les Moundang ou dans le monde du carnaval, le règne est représenté comme un cycle que le meurtre ritualisé, et symbolique, permet de contrôler et de régler. Par le meurtre du roi et sa dégradation, la société assure une discontinuité entre les cycles, une rupture entre les périodes afin de donner les moyens de maîtrise politique.
Mais plus encore en carnaval, l’anéantissement très ritualisé de ce persona ficta rempli la fonction de destruction du mal commun en ce sens que ce mannequin est traditionnellement chargé des maux sociétaux et donc source de conflits internes. Sa mort entraîne la disparition du mal, d’où le soin apporté à son effacement et à sa localisation dans le néant. Par ce geste, le groupe symbolise l’extériorité de la genèse de tout conflit interne.
En carnaval, une parodie, un simulacre de justice 530 , précède l’ultime sentence prononcée à l’encontre du seul et unique responsable des conflits, maux et mécontentements de la population civile.
C’est par ce persona fictaet donc par son rôle de bouc émissairepolitiqueque la société s’autorise de décharger ses tensions sociales et de réguler ses conflits.
La régulation de conflit passe en partie par ce jugement symbolique, rituel et populaire mais surtout collectif lorsque le groupe n’a pas délégué politiquement sa justice populaire. Le groupe fait alors appel à des forces immanentes pour dire le « bon droit ». Ce sont ces forces qu’incarnent les instances carnavalesques officielles déléguées pour proposer des issues aux conflits en exigeant réparation et punition de son unique coupable. L’autorité qui s’est emparé d’un tel système judiciaire s’empare du même coup du monopole de la violence et surtout de l’autorité légitime ; celle-là même qui maîtrise la manipulation et le maniement de l’ensemble du rituel festif. C’est par cette instance et par cet acte spectaculaire de justice populaire que, grâce au carnaval, le groupe tout entier intervient dans la régulation symbolique des conflits internes.
Nous voyons ainsi qu’externaliser et rejeter le conflit hors du groupe a en effet la fonction de renforcer de cohésion interne du groupe en l’associant ensemble contre un mal commun 531 .
Régulariser, normaliser et standardiser le conflit dans un monde hors du quotidien mais seulement de manière ponctuelle et répétée, c’est-à-dire le rendre ordinaire mais cadré et réglé, est un moyen politique de régler les conflits sociaux.
La régulation de conflit constitue donc une donnée de l’existence ordinaire du monde carnavalesque et non le reflet d’un mal-être social induit par la réalité quotidienne.
Cependant, si les modalités politiques de règlement de conflit se retrouvent dans la mise en scène carnavalesque, c’est aussi avancer que cette régulation s’effectue en rapport avec les normes culturelles et l’organisation sociale de l’ensemble de la société.
Le conflit apparaît alors comme une marge inhérente au système collectif et offre à la société la possibilité de surmonter, une année durant, ses tensions en les manifestant sous des formes esthétiques, burlesques, répétitives et ritualisées. Il faut donc considérer l’élément politique du carnaval comme un processus et non comme une structure.
La régulation cyclique de ces conflits apparaît alors révélatrice, d’une part, des causes endogènes ou exogènes de ces conflits, et d’autre part, des tensions internes au groupe et des éventuels changements sociaux, et enfin des rapports sociaux mis en jeu : « Les conflits révèlent les lignes de fractures et de tensions internes des sociétés ; les endroits où les plaques tectoniques bougent et se réarrangent sont celles où résistance et changement se manifestent 532 . »
Nous avons alors la possibilité de considérer que le processus de régulation de conflits opéré dans, et par le carnaval, tout comme le principe d’autorité des instances carnavalesques, est bien un acte politique : « La politique, révèlent Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier, consiste à exercer un pouvoir en vue d’établir des actions communes de coopération entre groupes et individus et aussi en vue de régler des conflits éventuels entre eux. Il lui revient d’harmoniser les intérêts divergents et de procurer à l’ensemble des citoyens les conditions matérielles et morales concrètes dans lesquelles chacun d’eux pourra vivre le mieux possible 533 . »
Mais si pour les carnavals observés l’acte politique de règlement de conflit est manifeste, il existe sous des formes diverses et variées. La moquerie ou la raillerie, l’esthétique et l’imaginaire sont des moyens, les plus répandus dans l’univers carnavalesques, d’agir politiquement.
John Frazer, Le rameau d'or, Paris, Robert Laffont, 1984 (1ére éd.1890).
Jean-Claude Muller, Le roi bouc émissaire, pouvoir et rituel chez le Kutuba du Nigeria, Québec, Serge Fleury, 1980.
Alfred Adler, La mort et le masque du roi, Paris Payot, 1982.
Georges Balandier, Le détour, Paris, Payot, 1982, p. 39.
Phase importante et visible dans le scénario carnavalesque chalonnais.
Emile Durkheim l’avait également montré en soulignant que le taux de suicides baissait considérablement en temps de guerre dans la mesure où le groupe resserre ses liens contre un agresseur commun.
Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre Warnier, op.cit., p. 135.
Ibidem, p. 108.