3-3 – Alternative politique

Avec la notion de l’imaginaire propre au carnaval que nous avons construite plus haut, nous pouvons considérer que l’illusion abstraite de l’expérience subjective s’oppose, comme son inverse, à la réalité du monde quotidien. En somme, le carnaval constitue un télescopage entre réalité et idéal imaginé.

Le carnaval met donc en parallèle deux réalités, l’une subjective et ponctuelle, l’autre objective et permanente. Mais alors quel en est précisément le sens politique ? Qu’est-ce que cette mise en opposition engendre et qu’est ce que cette radicalité détermine en matière de questionnement politique ?

En réduisant à un mode de perception imaginaire l’expérience sociale du quotidien et en énonçant le principe d’une réalité différente, le carnaval est donc la célébration de l’asocialité ; il est un plaisir ambigu de la destruction, de l’esthétisme et de l’imaginaire, tout comme il est un principe paradoxal de satisfactionde la construction, de la laideur et de l’obscénité. Le carnaval adresse alors son défi d’ordre politique au monopole que s’arroge la société établie de déterminer ce qui est réel. Le moyen essentiel consiste à crée un monde fictif qui, par le vécu et l’expérience de l’autonomie de la fête, paraît réel.

C’est en effet parce que le carnaval se distingue de l’ordre social ordinaire, et de ses fondations raisonnables et réfléchies, qu’il peut se donner les moyens de désacraliser la réalité courante. L’expérience de la folie carnavalesque institue ainsi un véritable faire-valoir subjectif face à l’objectivité toute puissante du réel, à la rationalité de la société. Il rompt donc avec l’univers classique de la communication et développe son propre langage qui possède son propre style. Il fait éclater les règles de comportement ordinaires pour révéler ses codes alternatifs et créer des caractères, des dénominateurs sociaux spécifiques. Il éjecte de son contenu certains éléments de la réalité quotidienne, et rejette l’ordinaire pour développer et montrer l’extraordinaire. Dans toute son idéalité, la fiction carnavalesque crée sa propre réalité et deux mondes rentrent alors en collision, chacun étant porteur de sa propre vérité sociale. En somme, le carnaval invente une dimension méta sociale.

Mais plus que de contrer la réalité du quotidien, le carnaval en est une sublimation, une forme expressionniste. Sa forme esthétique est le véhicule de la sublimation d’un autre univers, laquelle va de pair avec une désublimation de la réalité quotidienne. Elle permet et valide alors une expérience subjective avec ce monde fictif. Son autonomie carnavalesque s’affirme ainsi sous la forme d’une sécession. Son roi représente et symbolise une autre souveraineté politique vis-à-vis de la réalité. C’est en ce sens que nous qualifions le carnaval d’expressionnisme politique.

Ainsi, lorsque la rationalité de la société et de ses déterminations raisonnables est dissoute dans une logique du sensible et de l’imaginaire, et ce en vertu de sa forme festive dirigée par un représentant politique imaginaire, le carnaval jouit d’une large mesure d’autonomie vis-à-vis des rapports politiques et sociaux. Par son autonomie, il peut s’opposer, on l’a vu plus haut, à ces rapports et peut même les transcender. Il est ainsi en mesure de subvertir l’expérience ordinaire de la vie courante. Le comique, le « rire libérateur » et l’optimisme festif en sont les premiers de ses outils.

De plus, le carnaval utilise pour sa mise en scène, comme on a pu le voir précédemment, au moins deux formes d’esthétique qui, conjointement employées sur la scène publique se révèlent être des outils politiques : le surréalisme et l’expressionnisme.

Le premier mène aux chemins subjectifs du fantasme et de l’imaginaire, de ce qui n’est pas, ou du moins pas réel. Sans être un art « révolutionnaire », le second possède intrinsèquement un caractère destructif de l’ordre établi, en montrant et exhibant de nouveaux objectifs sociaux pour un changement d’orientation. Ils subvertissent ensemble la perception et la compréhension classique de l’ordre comme un témoignage contre la réalité établie tout en dessinant l’image extérieure d’une alternative.

Ce propos est particulièrement visible et saisissable dans le carnaval de Saint-Gilles dont le vœu de l’instance organisatrice et l’organisation générale des défilés repose sur une mise en scène communautaire volontairement distincte de celle que donne la réalité quotidienne.

Le potentiel de subversion que recèle l’expressionnisme carnavalesque dans une mise en scène identitaire est dû principalement à la différence entre les structures auxquels l’ordre et le carnaval font face : l’un détient une légitimé politique, l’autre prétend la dissoudre. Mais surtout, le carnaval détient sa propre dimension de vérité du fait qu’il est, essentiellement, une substance transhistorique de protestation cyclique et s’appuie de fait sur une légitimité culturelle appelée tradition.

La vérité expressionniste du carnaval réside en ceci que le monde ordinaire est en réalité tel qu’il apparaît dans le carnaval. Il représente donc le possible d’un autre ordre qui, au quotidien ne satisfait pas pleinement. En ce sens, le rapport du carnaval à la praxis est inévitablement présent mais indirect. Assurément, le carnaval emprunte des activités matérielles et légitimées culturellement, notamment par les instances, qui ont pour effet indirect de créer une autre réalité.

Ainsi le carnaval ne prend pas un sens politique simplement en devenant une force subversive d’opposition à toute forme d’autorité politique mais aussi en confortant davantage la vision culturelle et sociale déjà établie et légitime.

La logique interne du carnaval aboutit donc à l’émergence d’une autre logique, d’une autre raison qui défie la logique quotidienne intégrée dans l’ordre social. Le carnaval vise donc à représenter l’idée d’une autre réalité, l’idée d’autres rapports sociaux. Il donne, en outre, une autre idée de la logique, une autre « idéo-logique », pour reprendre un concept développé par Marc Augé 534 .

Nous pouvons ainsi parler en termes de sublimation de la réalité qui verrait à travers le carnaval son contenu stylisé, les déterminations étant remodelées et réordonnées. Dans le rituel carnavalesque tout paraît fonctionner, en effet, selon une logique qui n’est pas conforme à celle de la vie courante, ainsi les relations sociales sont présentées sous un angle radicalement différent. La mort, celle du roi carnaval par exemple, est vécue plutôt comme une satisfaction et non comme une frustration ou une déception. La logique carnavalesque dépend en somme de l’idée de logique sociale que se donnent ensemble les participants des carnavals.

La sublimation de la réalité opérée dans l’univers carnavalesque sert en même temps de véhicule à sa fonction critique et négatrice de l’ordre. En transcendant la réalité établie, le carnaval dissout une certaine objectivité réifiée des rapports sociaux préexistants et ouvre par là même une nouvelle dimension de l’expérience vécue, celle d’un autre être ensemble. En ce sens, l’invalidation de toutes normes et de toutes valeurs par l’expérience, et non seulement par le discours, donne un caractère non seulement idéo-logique, mais aussi véritablement idéologique, en offrant au carnaval une potentielle force politique dissidente.

L’expérience carnavalesque transforme un contenu reçu et le révèle dans la mise en scène dans sa seule apparence de réalité. De ce fait elle peut représenter la réalité tout en la mettant en accusation. Le contenu des relations devenant forme, les relations sociales deviennent représentation idéologique des relations sociales. Le carnaval ne propose pas alors une fausse réalité mais son autonomie vis-à-vis de celle-ci, qui lui confère un statut de contre-réalité sociale.

Les potentialités politiques du carnaval résident donc dans son pouvoir à rompre le monopole de la logique rationnelle de l’ordre établi et à rendre caduque la réalité des relations sociales. C’est par l’expérience vécue autant dans les défilés que dans les bals masqués que le carnaval peut « consommer » politiquement cette rupture : le monde fictif du carnaval apparaît comme une réalité puisqu’elle est vécue sincèrement.

Le jeu politique, entre idéo-logie et réalité, de la mise en accusation de la rationalité de ce qui est – que symbolise notamment le procès et l’exécution symbolique du roi carnaval – appartient alors bien à l’univers festif du carnaval.

Notes
534.

Marc Augé,.op.cit.